Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
JEAN ZISKA.

rage et d’une force nouvelles. Saint-Wenceslas est emporté, et Ziska s’en retourne à Tabor en leur recommandant de l’appeler toujours dans le danger.

À peine a-t-il disparu, qu’un renfort d’Impériaux arrive et reprend la forteresse. Ziska avait réellement une puissance surhumaine. Là où il était avec une poignée de Taborites, là était la victoire, et quand il parlait il semblait qu’elle le suivît en croupe. C’est que l’âme et le nerf de cette révolution étaient en lui, ou plutôt à Tabor ; car il semblait qu’il eût toujours besoin, après chaque action, d’aller s’y retremper ; c’est que chez les Calixtins il n’y avait qu’une foi chancelante, des intentions vagues, un sentiment d’intérêt personnel toujours prêt à céder à la peur ou à la séduction, une politique de juste-milieu.

Un chef taborite, convoqué à la guerre sans quartier par les circulaires de Ziska, vint attaquer Wisrhad que les Impériaux avaient repris. Il fut repoussé et aurait péri avec tous les siens si Ziska ne se fût montré. Les Impériaux, qui avaient fait une vigoureuse sortie, rentrèrent aussitôt. Ziska fut reçu cette fois à bras ouverts dans la ville. Le clergé, le sénat et la bourgeoisie accouraient au-devant de lui, et emmenaient les femmes et les enfants taborites dans leurs maisons pour les héberger et les régaler. Ses soldats couraient les rues, décoiffant les dames catholiques et coupant les moustaches à leurs maris. Plusieurs villes se déclarèrent taborites[1], et envoyèrent leurs hommes à Prague pour offrir leurs services à l’aveugle. Un nouveau renfort était arrivé à Wisrhad, et l’empereur s’avançait à grandes journées. Ziska fit établir des lignes depuis le couvent de Sainte-Catherine (qu’on venait d’abattre), jusqu’à la Moldaw, cerner la forteresse pour empêcher tout secours de troupes et de vivres, couper tous les arbres de l’archevêché, afin de découvrir les mouvements de l’ennemi, et les Praguois renouvelèrent avec transport le serment de ne jamais recevoir Sigismond.

VII.

Les forteresses de Prague qui tenaient pour l’empereur paraissaient imprenables, et, comptant sur l’approche de l’armée impériale, se riaient des préparatifs de cette populace. La garnison de Wisrhad regardait tranquillement les femmes et les enfants qui travaillaient jour et nuit à creuser un large fossé entre le fort et la ville. « Que vous êtes fous ! leur disaient-ils du haut de leurs murailles ; croyez-vous que des fossés vous puissent séparer de l’empereur ? vous feriez mieux d’aller cultiver la terre. »

Cependant les Taborites n’étaient plus seulement le corps d’armée campé à Tabor ; c’était une secte nombreuse et puissante. Plusieurs villes prenaient le nom de taborites, et la nouvelle doctrine se répandait dans toute la Bohême. Cette prétendue nouvelle doctrine, que les Calixtins accusaient de renchérir par trop sur les hardiesses de Jean Huss, n’était qu’un retour aux prédications des Vaudois, bien antérieures à celles de Jean Huss et de Wicklef lui-même. Nous verrons bientôt leurs articles. En attendant Sigismond, une vive fermentation des esprits amena beaucoup de ces phénomènes de l’extase que l’on retrouve dans toutes les insurrections religieuses. L’enthousiasme patriotique vibra sous cette pression du véritable magnétisme, de la foi, et des populations entières se levèrent à l’appel des nouveaux prophètes pour courir à la guerre sainte. La grande prophétie taborite qui fanatisa la Bohême à cette époque fut l’annonce de la prochaine arrivée de Jésus-Christ sur la terre. Il devait revenir juger les hommes sur les ruines de tous les royaumes, et, par les armes des Taborites, établir un nouveau règne, (ce règne de Dieu, cette république idéale, cette société fraternelle, promis par les évangélistes et les apôtres, et auxquels les premiers adeptes du christianisme ont cru dans un sens matériel.) Toutes les villes de la Bohême seraient alors ensevelies sous la terre, à la réserve de cinq qui devaient se montrer toujours pures et fidèles. Ces cinq villes reçurent des noms mystiques. Pilsen fut appelée le Soleil, Launi la Lune, Slan l’Étoile, Glato ou Klattaw l’Aurore, Zatek Segor. Les prêtres exhortaient le peuple à éviter la colère de Dieu qui allait fondre sur tout l’univers, et à se retirer dans les cinq villes sacrées ou villes de refuge. Beaucoup de riches bohémiens et moraves vendirent tous leurs biens à bas prix, et, à l’exemple des premiers chrétiens, s’en allèrent avec leurs familles en porter l’argent à la grande famille taborite.

Voilà l’impulsion ardente qui devait rendre ces hommes invincibles tant qu’elle brûlerait dans leurs âmes ; et voilà ce que l’empereur ne prévoyait pas, ce que les soldats de ses forts ne comprenaient pas : ils riaient, derrière leurs murs inexpugnables, des fortifications des Taborites, faites de leurs chariots, dont ils formaient des barricades pour s’enfermer, et des lignes mobiles pour attaquer à couvert. Chaque famille taborite arrivait à Prague avec le sien portant vieillards, femmes et enfants, tous intrépides et aguerris. Ce chariot devenait le rempart et l’arsenal de la famille. On combattait derrière ; on s’y retranchait, blessé ; on le poussait avec fureur sur les fuyards : c’était une excellente arme de guerre. Les Impériaux apprirent bientôt à le redouter.

Enfin, au mois de juin de cette même année (1420), Sigismond entra en Bohême, à la tête de cent quarante mille hommes, commandés par l’électeur de Brandebourg, les deux marquis de Misnie, l’archiduc d’Autriche et les princes de Bavière. Il fut bien reçu à Kœnigsgratz, ville catholique et royaliste, apanage des reines de Bohême, où il avait toujours tenu de fortes garnisons. Tous les seigneurs catholiques de la Moravie et de la Silésie venaient derrière lui. Tous ceux de la Bohême allèrent à sa rencontre. Ulric de Rosemberg, qui jusqu’alors avait été uni à Ziska, soit que le meurtre et la ruine de ses parents l’eussent aigri contre les Taborites, soit que l’empereur eût réussi à le gagner, comme le fait est assez prouvé, soit enfin que son esprit fût frappe d’une épouvantable vision qu’il eut à cette époque, et dans laquelle il vit Jésus-Christ, Jean Huss, saint Wenceslas et saint Adalbert lui apparaître dans une fantasmagorie tragique, alla abjurer le hussitisme entre les mains du légat du pape, et rejoindre l’empereur avec cinq cents cavaliers. Son premier exploit fut d’enlever une ville hussite et d’en raser les murailles ; mais, ayant été défier Ziska au pied du mont Tabor, il y fut reçu et taillé en pièces par Nicolas de Hussinetz. Ainsi, il rejoignit l’empereur non en vainqueur mais en fugitif ; et ce premier fait d’armes malheureux fut d’un mauvais augure pour l’armée impériale.

Cette formidable armée manquait précisément de l’union et de l’idée qui faisaient la force des hussites. Les princes qui la commandaient s’étaient fait de mortelles injures, et fraîchement réconciliés pour cette expédition, ne s’en haïssaient pas moins. L’empereur les méprisait tous assez volontiers, eux et leurs sujets. Il avait un profond dédain pour les Moraves, les Silésiens, les Hongrois, enfin pour tous ceux de la race slave. Quant aux hordes de mercenaires qui faisaient le gros de l’armée, on n’avait pas de quoi les payer ; et le pillage, sur lequel ces sortes de troupes comptaient, venant à leur manquer, grâce aux précautions de Ziska, qui avait ravagé le pays d’avance, l’armée impériale était déjà mécontente avant d’avoir tiré l’épée.

Cependant elle arriva sans encombre sous les murs de Prague. Les villes lui ouvraient leurs portes, et elle n’y trouvait que des catholiques, empressés de la recevoir. Tous les Hussites étaient à Prague, et Sigismond n’en put saisir que vingt-quatre à Litomeritz, qu’il fit jeter dans l’Elbe. La ville sacrée de Slan elle-même lui ouvrit ses portes ; mais il n’osa y entrer, craignant une embûche. Enfin, étant arrivé devant Prague, le 30 juin, il essaya d’abord une guerre d’escarmouches, dans laquelle il perdit beaucoup de monde, et le 11 juillet il se décida à livrer un assaut général. Les Taborites se battirent en désespérés pour leurs autels et leurs foyers. Les troupes

  1. Launi, Zatec et Slan, dont il sera parlé depuis et qui furent mises au rang des villes sacrées de la prédiction.