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LÉLIA.

venaient s’éteindre sous la voûte de marbre, et dans la chaude vapeur du bal passaient et repassaient de pâles figures tristes et belles sous leurs habits de fête ; mais au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons éclatants adoucis par le vague de la profondeur et le poids de l’atmosphère, au-dessus des masques bizarres, des parures étincelantes, des frais quadrilles, et des groupes de femmes vives et jeunes, au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, s’élevait la grande figure isolée de Lélia. Appuyée contre un cippe de bronze antique, sur les degrés de l’amphithéâtre, elle contemplait aussi le bal, elle avait revêtu aussi un costume caractéristique, mais l’avait choisi noble et sombre comme elle : elle avait le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d’un jeune poëte d’autrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la poésie n’était pas coudoyée dans la foule. Les cheveux noirs de Lélia, rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu semblait avoir imprimé le sceau d’une mystérieuse infortune, et que les regards du jeune Sténio interrogeaient sans cesse avec l’anxiété du pilote attentif au moindre souffle du vent et à l’aspect des moindres nuées sur un ciel pur. Le manteau de Lélia était moins noir, moins velouté que ses grands yeux couronnés d’un sourcil mobile. La blancheur mate de son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chaîne d’or.

« Regardez Lélia, dit Sténio avec un sentiment d’admiration exalté, regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l’Italie dévote et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec l’expression de rêverie profonde des siècles philosophiques ; ces formes, et ces traits si riches ; ce luxe d’organisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés ; regardez, vous dis-je, cette beauté physique qui suffirait pour constater une grande puissance, et que Dieu s’est plu à revêtir de toute la puissance intellectuelle de notre époque !… Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi ? C’est le marbre sans tache de Galatée, avec le regard céleste du Tasse, avec le sourire sombre d’Alighieri. C’est l’attitude aisée et chevaleresque des jeunes héros de Shakspeare : c’est Roméo, le poétique amoureux ; c’est Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire ; c’est Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d’un amour brisé. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de l’histoire, du théâtre et de la poésie sur ce visage, dont l’expression résume tout, à force de tout concentrer. Le jeune Raphaël devait tomber dans cette contemplation extatique, lorsque Dieu lui laisait apparaître ses visions pures et charmantes. Corinne mourante devait être plongée dans cette morne attention lorsqu’elle écoutait ses derniers vers déclamés au Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystérieux de Lara se renfermait dans cet isolement dédaigneux de la foule. Oui, Lélia réunit toutes ces idéalités, parce qu’elle réunit le génie de tous les poëtes, la grandeur de tous les caractères. Vous pouvez donner tous ces noms à Lélia ; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu, sera encore celui de Lélia ; Lélia dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes pensées, tous les généreux sentiments : religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout ! jusqu’aux faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme, jusqu’à la mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilège et sa plus puissante séduction.

« Tout, hormis l’amour ! ajouta Sténio d’un air sombre après un moment de silence. — Trenmor, vous qui connaissez Lélia, dites-moi si elle a connu l’amour ? Eh bien, si cela n’est pas, Lélia n’est pas un être complet. C’est un rêve tel que l’homme peut en créer, gracieux et sublime, mais où il manque toujours quelque chose d’inconnu ; quelque chose qui n’a pas de nom, et qu’un nuage nous voile toujours ; quelque chose qui est au delà des cieux, quelque chose où nous tendons sans cesse sans l’atteindre ni le deviner jamais ; quelque chose de vrai, de parfait et d’immuable ; Dieu peut-être, c’est peut être Dieu que cela s’appelle ! Eh bien ! la révélation de cela manque à l’esprit humain. Pour le remplacer, Dieu lui a donné l’amour, faible émanation du feu du ciel, âme de l’univers perceptible à l’homme. Cette étincelle divine, ce reflet du Très-Haut, sans lequel la plus belle création est sans valeur, sans lequel la beauté n’est qu’une image privée d’animation, l’amour ! Lélia ne l’a pas ! Qu’est-ce donc que Lélia ? une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de femme.

— Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans répondre à ce que Sténio espérait être une question, pensez-vous aussi que là où il n’y a plus d’amour il n’y a plus d’homme ?

— Je le crois de toute mon âme, s’écria l’enfant.

— En ce cas, je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je n’ai pas d’amour pour Lélia ; et, si Lélia n’en inspire pas, quelle autre en aurait la puissance ! Eh bien ! Sténio, j’espère que vous vous trompez, et qu’il en est de l’amour comme des autres passions égoïstes. Je crois que là où elles finissent l’homme commence. »

En ce moment Lélia descendit les degrés et vint à eux. La majesté pleine de tristesse qui entourait Lélia comme d’une auréole l’isolait presque toujours au milieu du monde : c’était une femme qui, en public, ne se livrait jamais à ses impressions. Elle se cachait dans son intimité pour rire de la vie ; mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et s’y montrait sous un aspect rigide pour éloigner d’elle autant que possible le contact de la société. Cependant elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle, elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la foule s’habituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et la foule il n’y avait pas d’échange. Si Lélia s’abandonnait à quelques muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer : elle n’en avait pas besoin. La foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée, et tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont l’indépendance l’offensait, elle s’ouvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.

Le pauvre jeune poëte dont elle était aimée concevait un peu mieux les causes de sa puissance, quoiqu’il ne voulût pas encore se les avouer. Parfois il était si près de la triste vérité, cherchée et repoussée par lui, qu’il éprouvait comme un sentiment d’horreur pour Lélia. Il lui semblait alors que Lélia était son fléau, son génie du mal, le plus dangereux ennemi qu’il eût dans le monde. En la voyant venir ainsi vers lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet être qui ne tenait à la nature par aucun lien apparent, sans songer qu’il eût souffert bien davantage, l’insensé ! s’il l’eût vue parler et sourire.

« Vous êtes ici, lui dit-il d’un ton dur et amer, comme un cadavre qui aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des vivants. Voyez, on s’écarte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose à peine vous regarder au visage ; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre d’où vous sortez. »

Lélia ne répondit que par un étrange regard et un froid sourire ; puis, après un instant de silence :

« J’avais une idée bien différente tout à l’heure, dit-elle. Je vous prenais tous pour des morts, et moi, vivante, je vous passais en revue, je me disais qu’il y avait quelque chose d’étrangement lugubre dans l’invention de ces mascarades. N’est-ce pas bien triste, en effet, de ressusciter les siècles qui ne sont plus, et des les forcer à divertir le siècle présent ? Ces costumes des temps passés, qui nous représentent des générations éteintes, ne sont-