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JEAN ZISKA.

ques, en 1410. Il est probable qu’il n’avait guère moins de quarante-cinq ans au début de la guerre des hussites. Il était au service de Wenceslas à l’époque du supplice de Jean Huss, et on assure qu’il obtint de son maître la permission de jurer haine et vengeance contre les meurtriers. Il fut de ceux qui regardèrent la perfidie du concile et la raillerie féroce du sauf-conduit de Sigismond comme une injure faite à la Bohême. Mais quoique le fait dont je vais parler ne soit pas authentique, il a paru, à quelques historiens, motiver encore mieux l’espèce de rage qui transporta Ziska contre les moines ; car on peut dire qu’il ne vécut que de leur sang pendant les sept années de sa terrible mission. Selon la tradition à laquelle je me fierais assez dans les pays dont l’histoire a été supprimée en grande partie ou refaite par les oppresseurs, un moine avait débauché ou violé sa sœur qui était religieuse, et Ziska aurait fait serment de venger ce crime sur tous les ecclésiastiques qui lui tomberaient sous la main. Il tint horriblement parole, et cette rancune le peint mieux que beaucoup d’autres motifs. Complètement désintéressé dans le pillage des couvents, et refusant sa part du butin avec une rigidité lacédémonienne, dépourvu de vanité ou d’ambition, nullement enthousiaste à la façon des fanatiques dont il était le chef, il semble qu’un motif personnel de vengeance ait pu seul l’entraîner à des fureurs si soutenues, si implacables, si froides, et savourées avec une volupté si profonde.

Cependant, quand on examine attentivement cette existence à la fois violente et calme de Jean Ziska, on est frappé de l’habileté politique qui préside à tous ses actes, et on en vient à se demander à quels autres moyens il pouvait recourir pour procurer à son pays l’indépendance nationale que seul il se sentait la force de lui donner. Nous l’examinerons en détail, en le suivant, pour ainsi dire, pas à pas, et nous verrons à travers le sombre fanatisme qui lui a été injustement imputé, une volonté froide, clairvoyante, opiniâtre, beaucoup plus éclairée et beaucoup plus saine qu’on ne le pense. Ainsi nous regarderions sa vengeance personnelle comme un de ces stimulants que la Providence suscite aux grandes missions, mais non comme la cause et le but unique de la sienne. Le vulgaire se trompe toujours en ces sortes d’affaires ; il veut résoudre le problème de toute une existence dans un seul fait, et ne voit pas que ce fait n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

À l’instigation de Ziska, Wenceslas accorda donc ou laissa prendre aux hussites plusieurs églises, et, grâce à cet accomodemment, l’année 1417 s’écoula sans que les premières conquêtes de la réforme fussent menacées ni entraînées à de grandes violences. Sigismond répondit aux reproches qu’on lui avait adressés, par une lettre à la fois lâche et insolente. Il se défendait d’avoir livré Jean Huss ; prétendait avoir vu son malheur avec une douleur inexprimable, être sorti plusieurs fois du concile en fureur ; puis il alléguait, non l’autorité infaillible des décisions de l’Église, mais la puissance politique de ce concile, composé, non de quelque peu d’ecclésiastiques, mais des ambassadeurs des rois, et des princes de toute la chrétienté. Enfin il menaçait les hussites d’une croisade qui serait suivie de grands scandales et de périls extrêmes. C’est pourquoi il les priait, très-affectueusement, de ne pas exposer tout un royaume à une totale désolation, et de rejeter toute nouveauté. Quant aux dérèglements qu’on reprochait au clergé, il prétendait, à l’exemple de ses prédécesseurs, ne point s’immiscer dans de telles affaires. Qu’ils se corrigent entre eux, disait-il avec une railleuse indifférence, comme ils savent qu’ils doivent le faire. Ils ont l’Écriture sainte devant les yeux, et il n’est permis ni possible, à nous autres gens simples, de l’approfondir.

L’athéisme ironique de cette réponse dut blesser tous les Bohémiens dans leur loyauté et dans leur enthousiasme religieux. Bientôt après arriva la décision du concile à leur égard : elle était rédigée en vingt-quatre articles, révoltants de tyrannie et de cruauté. Ils rappellent les plus odieuses proscriptions de Sylla et de Tibère. C’est une amplification des préceptes les plus honteux de délation et de férocité. Le premier article intime à Wenceslas l’ordre de jurer soumission et fidélité à l’Église romaine. Les vingt-trois autres désignent tous les genres de rébellion qui doivent être punis par le fer et par le feu, ou tout au moins par l’exil et la misère. Tous les fauteurs du hussitisme sont condamnés à mort ; qu’on les brûle, ainsi que tous les livres, tous les traités qui ont rapport aux doctrines de Wicklef et de Jean Huss, et toutes les chansons qui ont été faites contre le concile ; que l’université de Prague soit réformée ; qu’on en chasse les wickléfistes et qu’on les punisse ; qu’on rétablisse l’ancienne communion, et que les trangresseurs soient punis ; qu’on fasse comparaître devant le siège apostolique les principaux coupables, tels que sont Jean Jessenitz, Jacobel, Simon de Rockizane, Christian de Prachatitz, Jean Cardinal, Zdenko de Loben, etc., etc. ; que tous ceux qui abjureront approuvent la condamnation de ceux qui, ne se rétractant pas, seront punis ; que ceux qui défendent et protègent les wickléfistes et les hussites soient punis, et que ceux qui l’ont fait jurent de ne plus le faire, et, au contraire, de les poursuivre afin de les faire punir, c’est-à-dire bannir ou brûler, etc.

C’était condamner à mort la moitié de la Bohême et expatrier le reste, à moins que la Bohême ne se dégradât jusqu’à l’abjuration de sa foi, jusqu’à la ratification du crime, à moins qu’elle ne consentît à s’effacer elle-même ignominieusement du rang des nations. Les Bohémiens prouvèrent bientôt que ce n’était pas là leur humeur.

Au mois de mai 1418, le concile étant fini, le cardinal Jean-Dominique, cet inquisiteur déjà odieux à la Bohême, vint s’acquitter de sa légation et procéder par les voies de fait à la conversion des hérétiques. Il débuta par entrer dans l’église de Slana, au milieu de la communion hussite, par jeter les calices non consacrés sur le pavé, et par faire brûler un ecclésiastique et un séculier de cette communion. C’était briser la dernière digue et déchaîner la mer.

Des troubles violents éclatèrent sur tous les points. Wenceslas épouvanté n’osa rien faire pour les réprimer et feignit même de les approuver. Néanmoins les hussites délibérèrent d’élire un autre roi. Mais Coranda, un de leurs prêtres, éloquent et fin, les harangua fort spirituellement : Mes frères, leur dit-il, quoique nous ayons un roi ivrogne et fainéant, cependant si nous jetons les yeux sur tous les autres, nous n’en trouverons point qui lui soit préférable : et on peut même le regarder comme le modèle des princes ; car c’est son indolence qui fait notre force. Il est donc juste de prier Dieu pour sa conservation. — Nous avons un roi et nous n’en avons point. Il est roi de nom et il ne l’est pas d’effet. Ce n’est que comme une peinture sur la muraille. — Et que peut faire contre nous un roi qui est mort en vivant ?

Ces plaisanteries pleines de sens eurent un succès égal auprès des révoltés et auprès du souverain. Wenceslas se souciait de sa vie beaucoup plus que de sa dignité. Il en prit beaucoup d’amitié pour Coranda. Dominique, accablé d’insultes et menacé du supplice qu’il faisait subir aux hérétiques, se réfugia en Hongrie auprès de Sigismond, afin de l’animer contre les hussites. Mais il y mourut bientôt, après avoir eu la gloire de faire rétracter un docteur qui prêchait, dit-on, le pur déisme. Il est vrai qu’il tint ce malheureux attaché pendant trois jours à un poteau, où il souffrait tellement qu’il demandait la mort comme une grâce.

Au milieu de ces troubles, Jean Ziska, muni d’une patente que, dans ses jours d’abandon, son maître Wenceslas lui avait remise, scellée de sa main, pour l’autoriser à tenir son serment de venger la mort de Jean Huss, rassembla beaucoup de monde, et se mit à parcourir le district de Pilsen où il mit tout à feu et à sang, s’empara de la capitale, se rendit maître de toute la province, et en chassa tous les prêtres et tous les moines. Il y établit la communion sous les deux espèces, et institua prêtre l’ardent et ingénieux Coranda. Mais craignant de tomber dans quelque embuscade, il songea à se camper dans une position forte avec son armée. Il choisit