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JEAN ZISKA.

saire commémoratif de la mort du martyr Jean Huss (6 juillet), et par faire célébrer ses louanges dans toutes les églises ; puis elle frappa des médailles en son honneur, et l’Université, qui était à la tête du mouvement, publia sa déclaration de foi, la première formule du hussitisme.

Cette déclaration, signée de maître Jean Cardinal et de toute l’Université, ne porte absolument que sur le droit auquel prétendent les hussites de communier sous les deux espèces, conformément à l’institution de Christ, à ses propres paroles, à celles de saint Jean et aux principes purs de la saine orthodoxie. Ils traitent le retranchement de la coupe de constitution humaine, nouvellement inventée et inconnue aux sacrés canons ; pardonnent à ceux qui, par ignorance et simplicité, se sont soumis jusque-là à cette ordonnance, et finissent par déclarer que désormais il ne faut avoir égard à ce dogme d’invention humaine, et s’en tenir à la doctrine de Jésus, qui doit l’emporter sur toute puissance insidieuse et redoutable, sur toutes comminations et terreurs.

Une telle déclaration ne paraissait pas devoir entraîner de grands orages. Les orthodoxes romains n’y trouvaient pas beaucoup à redire, sinon que « si ce n’était point une hérésie en soi de communier sous les deux espèces, c’en était une de dire que l’Église péchait en n’administrant ce sacrement que sous une seule. » Jusque-là on n’était aux prises que sur une subtilité, et le raisonnement de l’orthodoxie était un sophisme. Mais si la déclaration de l’Université satisfaisait les classes aristocratiques, la noblesse, le clergé et même la bourgeoisie de Bohême, il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût l’expression de la religion des masses, qui se sentaient travaillées par la doctrine ardente de l’Évangile éternel et par toutes les idées confuses, mais passionnées, d’égalité évangélique, que les prêtres du concile appelaient la lèpre vaudoise. Wicklef et Jean Huss, théologiens consommés dans l’acception de la philosophie scolastique, érudits recherchés et honorés, hommes de science et par conséquent hommes du monde, soit qu’ils n’eussent pas été aussi loin que leurs adeptes prolétaires dans leur conception d’une nouvelle société chrétienne, soit qu’ils eussent voilé cette conception idéale sous des formules de simple discipline réformatrice, avaient écrit avec cette prudence de raisonnement que doivent conserver les hommes en vue pour ne pas compromettre leur doctrine dans la discussion avec les sophistes et les puissants de ce monde. Les âmes populaires plus pressées par leur feu intérieur et par leurs souffrances matérielles, avaient vite songé à réaliser l’idée cachée au fond de cette question de dogme ; et, tandis que les classes patientes par nature et par position se contentaient de réclamer la coupe, les pauvres, conduits et agités par divers types de fanatiques, s’apprêtaient à réclamer l’égalité et la communauté de biens et de droits, dont la coupe n’était pour eux que le symbole. Ainsi, les patriciens, les classes aisées et la plupart des habitants industriels des grandes villes commençaient à former la secte des calixtins ou des hussites purs, tandis que les paysans, les ouvriers avec leurs femmes et leurs enfants, grondaient sourdement, comme la mer à l’approche d’une tempête, se préparant aux fureurs du Taborisme et des autres sectes, sublimes de courage et féroces d’instinct, qui devaient victorieusement résister à Rome et à tout l’empire germanique, durant quatorze ans.

Déjà, du temps de Jean Huss, ces exaltés, avaient émis l’opinion que le prêtre n’était rien du plus qu’un autre homme, et que tout chrétien était prêtre de son plein droit pour interpréter les mystères et administrer les sacrements. Au concile de Constance, des cordonniers de Prague avaient été accusés d’entendre les confessions et d’administrer le sacré corps de Notre-Seigneur. Les seigneurs bohémiens présents à cette accusation en avaient défendu, en rougissant, l’honneur de la Bohême, et le fait parut si énorme, qu’on n’osa persister à le reprocher à Jean Huss. Mais les cordonniers de Prague n’en furent peut-être pas très-émus, et l’on vit une femme du peuple arracher l’hostie des mains du prêtre, en disant qu’une femme de bonne vie était plus digne qu’un prêtre infâme de toucher le pain du ciel.

Comme les émeutes et les violences commençaient, et que plusieurs gentilshommes de l’intérieur, espèce de Burgraves qui faisaient depuis longtemps le métier de bandits pour leur propre compte, se servaient du hussitisme comme d’un prétexte pour piller les églises, rançonner les couvents et détrousser les voyageurs, les grands de Bohême s’assemblèrent pour délibérer sur les conséquences de la déclaration de l’Université. Ils formèrent une députation des plus considérables d’entre eux, pour aller trouver le roi et l’inviter à s’occuper un peu de son royaume. Il y avait beaucoup d’analogie, nous l’avons dit, entre la condition de ces deux monarques contemporains, Wenceslas l’ivrogne et Charles vi l’insensé. Cachés au fond de leurs châteaux, ils n’étaient heureux que lorsqu’on les oubliait, et ne reparaissaient que malgré eux sur la scène, où on les rappelait aux jours du danger, comme de vieux drapeaux qu’on tire de la poussière.

Wenceslas, effrayé des troubles, s’enivrait pour se donner du cœur, dans sa forteresse de Tocznik au sommet d’une montagne du district de Podwester. Dès qu’il aperçut les députés, il eut peur et se barricada. On parvint cependant à en introduire quelques-uns auprès de lui, et ils le décidèrent à venir habiter Prague, où il se renferma dans la forteresse de Wyssehrad. C’était un pauvre porte-respect, que ce roi fainéant, abruti dans la débauche et naturellement poltron, bien qu’il eût parfois des velléités de cruauté et des heures de rage aveugle. Dès qu’il fut arrivé dans sa capitale, des députés de la ville vinrent lui demander des églises pour y enseigner le peuple à leur manière, et y donner la communion des subutraquistes |}[1]. Il leur demanda du temps pour y penser, et fit dire sous main à Nicolas, seigneur de Hussinetz, qui était à leur tête, qu’il filait là une corde pour se faire pendre. Les hussites de Prague insistèrent les armes à la main. Les conseillers du roi répondirent en son nom par des menaces. Le sénat fut alarmé de ces mutuelles dispositions ; mais Jean Ziska, chambellan de Wenceslas, apaisa l’affaire et retarda l'explosion, en disant au peuple, sur lequel il exerçait déjà une grande influence, qu’il fallait attendre l’issue du concile, et ses résolutions pour ou contre le hussitisme.

Il est temps de parler du redoutable aveugle Jean Ziska du calice. Il y a tant d’obscurité sur ses commencements, qu’on ignore son nom de famille. On sait seulement qu’il s’appelait Jean, le nom à la mode dans ces temps-là ; le surnom de Ziska signifie borgne : il l’était depuis son enfance. On assure qu’il était noble. Il naquit pauvre, et vécut dans la pauvreté au milieu du pillage, par sobriété naturelle et par austérité de caractère, mais sans qu’il ait paru regarder le communisme pratiqué par ses soldats comme autre chose qu’une excellente mesure de discipline dans ces temps difficiles. Rien ne révéla en lui des aptitudes philosophiques, ni aucune méditation religieuse profonde. C’est un fanatique de patriotisme ; mais ce n'est point un fanatique de religion, et si ses instincts de divination stratégique approchent de la faculté extatique, il ne paraît point s’être embarrassé beaucoup des questions théologiques de son temps. Il comprenait la mission qui lui était départie dans les jours du zèle et de la fureur, et il s’y donna tout entier. Entreprenant, opiniâtre, vindicatif, cruel, invincible et invaincu, cet homme était la colère de Dieu incarnée. Aussi, ce n’est pas un illuminé sublime comme Jeanne d’Arc ; il n’est pas non plus comme elle l’inspiration et le cœur de la guerre patriotique ; mais il en est la tête et les bras ; et comme elle en est le palladium et l’oriflamme, il en est la torche et le glaive.

Il naquit à Trocznova, dans le district de Kœnigsgratz, on ignore à quelle époque. On sait seulement qu’il fut page de Charles iv, et qu’il servit avec éclat en Pologne dans la guerre contre les chevaliers Teutoni-

  1. Partisans de la communion sous les deux espèces. C’est ainsi qu’on appelait alors les calixtins ou hussites purs.