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JEAN ZISKA.

dont je vous parle, embrassent toute l’existence du christianisme jusqu’à la guerre des hussites. Là l’histoire devient plus claire, parce que les insurrections religieuses aboutissent enfin à des guerres sociales. Les questions se posent plus nettement, non plus tant sous la forme de propositions mystiques que sous celle d’articles politiques. Bientôt après arrive la réforme de Luther, les grandes guerres de religion, la création d’une nouvelle église, qui échappe aux arrêts de l’ancienne et qui conserve les monuments de son action historique, grâce à l’invention de l’imprimerie, qui neutralise celle des bûchers.

Il semblerait que cette nouvelle église de Luther, pénétrée d’amour et de respect pour les longues et courageuses hérésies qui l’avaient précédée, préparée et mise au monde, eût dû consacrer d’abord sa ferveur et sa science à reconstruire l’histoire de son passé, à refaire sa généalogie, à retrouver ses titres de noblesse. Elle était encore assez près des événements pour chercher dans ses traditions le fil de son existence, dont l’Église romaine avait détruit l’écriture. Elle ne le fit pourtant pas, occupée qu’elle était à se constituer dans le présent et à poursuivre une lutte active. Mais il faut bien avouer aussi que ses docteurs et ses historiens manquèrent souvent de courage et reculèrent avec effroi devant l’acceptation du passé. Ce passé était rempli d’excès et de délires. Nous l’avons dit plus haut, c’était le temps de la violence ; et les hussites le disaient dans leur style énergique : C’est maintenant le temps du zèle et de la fureur. Nous dirons, plus tard, comment ils se croyaient les ministres de la colère divine. Mais ces délires, ces excès, ce zèle et cette fureur ne dévoraient-ils pas aussi le sein de l’Église romaine ? Rome avait-elle le droit de leur reprocher quelque chose en fait de vengeance et de cruauté, de meurtre et de sacrilège ? Les docteurs protestants reculèrent pourtant devant les accusations dont on chargeait la tête de leurs pères. Luther lui-même, vous le savez, fut le premier à s’épouvanter du torrent dont il avait rompu la dernière digue. Comment eût-il pu accepter la tache glorieuse de son origine, lui qui désavouait déjà l’œuvre terrible de ses contemporains et l’audace qu’il supposait à sa postérité ?

Il légua son épouvante à ses pâles continuateurs. Les uns, reniant leur illustre et sombre origine, s’efforcèrent de prouver qu’ils n’avaient rien de commun avec ceux-ci ou ceux-là ; les autres, plus religieux, mais non moins timides, s’attachèrent à blanchir la mémoire de leurs aïeux dans l’hérésie de tous les excès qui leur étaient imputés. De là résulta une foule d’écrits qu’il peut être bon de consulter, parce qu’il s’y trouve, comme dans tout, des lambeaux de vérité, mais auxquels il est impossible de se rapporter entièrement pour connaître la vérité des sentiments historiques, à la recherche desquels nous voici lancés[1].

Il ne s’agit ici de rien moins que de décider tout le contraire de ce qu’ont décidé des gens très-graves et très-savants : à savoir que, comme il n’y a qu’une religion, il n’y a qu’une hérésie. La religion officielle, l’église constituée a toujours suivi un même système ; la religion secrète, celle qui cherche encore à se constituer, cette société idéale de l’égalité, qui commence à la prédication de Jésus, qui traverse les siècles du catholicisme sous le nom d’hérésie, et qui aboutit chez nous jusqu’à la révolution française, pour se réformer et se discuter, à défaut de mieux, dans les clubs chartistes et dans l’exaltation communiste, cette religion-là est aussi toujours la même, quelque forme qu’elle ait revêtue, quelque nom dont elle se soit voilée, quelque persécution qu’elle ait subie. Femmes, c’est toujours votre lutte du sentiment contre l’autorité, de l’amour chrétien, qui n’est pas le dieu aveugle de la luxure païenne, mais le dieu clairvoyant de l’égalité évangélique, contre l’inégalité païenne des droits dans la famille, dans l’opinion, dans la fidélité, dans l’honneur, dans tout ce qui tient à l’amour même. Pauvres laborieux ou infirmes, c’est toujours votre lutte contre ceux qui vous disent encore : «Travaillez beaucoup pour vivre très-mal ; et si vous ne pouvez travailler que peu, vous ne vivrez pas du tout. » Pauvres d’esprit à qui la société marâtre a refusé la notion et l’exemple de l’honnêteté, vous qu’elle abandonne aux hasards d’une éducation sauvage, et qu’elle réprime avec la même rigueur que si vous connaissiez les subtilités de sa philosophie officielle, c’est toujours votre lutte. Jeunes intelligences qui sentez en vous l’inspiration divine de la vérité, et qui n’échappez au jésuitisme de l’Église que pour retomber sous celui du gouvernement, c’est toujours votre lutte. Hommes de sensation qui êtes livrés aux souffrances et aux privations de la misère, hommes de sentiment qui êtes déchirés par le spectacle des maux de l’humanité et qui demandez pour elle le pain du corps et de l’âme, c’est toujours votre lutte contre les hommes de la fausse connaissance, de la science impie, du sophisme mitré ou couronné. L’hérésie du passé, le communisme d’aujourd’hui, c’est le cri des entrailles affamées et du coeur désolé qui appelle la vraie connaissance, la voix de l’esprit, la solution religieuse, philosophique et sociale du problème monstrueux suspendu depuis tant de siècles sur nos têtes. Voilà ce que c’est que l’hérésie, et pas autre chose : une idée essentiellement chrétienne dans son principe, évangélique dans ses révélations successives, révolutionnaire dans ses tentatives et ses réclamations ; et non une stérile dispute de mots, une orgueilleuse interprétation des textes sacrés, une suggestion de l’esprit satanique, un besoin de vengeance, d’aventures et de vanité, comme il a plu à l’Église romaine de la définir dans ses réquisitoires et ses anathèmes.

Maintenant que vous apercevez ce que c’est que l’hérésie, vous ne vous imaginerez plus, comme on le persuade à vous, femmes, et à vos enfants, lorsqu’ils commencent à lire l’histoire, que ce soit un chapitre insipide, indigne d’examen ou d’intérêt, bon à reléguer dans les subtilités ridicules du passé théologique. On a réussi à embrouiller ce chapitre, il esl vrai ; mais l’affaire des esprits sérieux et des cœurs avides de vérité sera désormais d’y porter la lumière. Prétendre faire l’histoire de la société chrétienne sans vouloir restituer à notre connaissance et à notre méditation l’histoire des hérésies, c’est vouloir connaître et juger le cours d’un fleuve dont on n’apercevrait jamais qu’une seule rive. On raconte qu’un Anglais (ce pouvait bien être un bourgeois de Paris), ayant loué, pour faire le tour du lac de Genève, une de ces petites voitures suisses dans lesquelles on voyage de côté, se trouva assis de manière à tourner constamment le dos au Léman, de sorte qu’il rentra à son auberge sans l’avoir aperçu. Mais on assure qu’il n’en était pas moins content de son voyage, parce qu’il avait vu les belles montagnes qui entourent et regardent le lac. Ceci est une parabole triviale, applicable à l’histoire. La montagne, c’est l’Église romaine, qui, dans le passé, domine le monde de sa hauteur et de sa puissance. Le lac profond, c’est l’hérésie, dont la source mystérieuse cache des abîmes et ronge la base du mont. Le voyageur, c’est vous, vous imitez l’Anglais, qui ne songea point à regarder derrière lui.

Quand vous lisez l’Évangile, les Actes des apôtres, les Vies des saints, et que vous reportez vos regards sur la vérité actuelle, comment vous expliquez-vous cette épouvantable antithèse de la morale chrétienne avec des institutions païennes ?

Quelques formules de notre code français (ce ne sont que des formules !) rappellent seules le précepte de Jésus et la doctrine des apôtres. Si l’empereur Julien revenait tout à coup parmi nous et qu’on lui montrât seulement ces formules, il s’écrierait encore une fois : « Tu l’emportes, Galiléen ! » Et si Saint-Pierre, le chef et le fonda-

  1. M. Lenfant, dans une longue et curieuse histoire du concile de Bâle dont nous avons extrait ces notes sur la guerre hussitique, abandonne la cause, sans façon, à la sévérité de son siècle. Il raille et méprise plus souvent qu’il n’adminre. M. de Beausobre, dans ses travaux très-supérieurs comme intelligence, comme érudition et comme aperçu de sentiment, s’efforce de nier des faits qui ont cependant un caractère de vérité historique. Il donne un démenti général et particulier à toutes les assertions des écrivains catholiques, et poussant la partialité un peu loin, fait l’hérésie blanche comme neige.