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LES VISIONS DE LA NUIT DANS LES CAMPAGNES.

secret du meneur de loups en est un comme un autre, peut-être.

Une des scènes de la nuit dont la croyance est la plus répandue, c’est la chasse fantastique ; elle a autant de noms qu’il y a de cantons dans l’univers. Chez nous, elle s’appelle la chasse à baudet, et affecte les bruits aigres et grotesques d’une incommensurable troupe d’ânes qui braient. On peut se la représenter à volonté ; mais dans l’esprit de nos paysans, c’est quelque chose que l’on entend et qu’on ne voit pas, c’est une hallucination ou un phénomène d’acoustique. J’ai cru l’entendre plusieurs fois, et pouvoir l’expliquer de la façon la plus vulgaire. Dans les derniers jours de l’automne, quand les grands ouragans dispersent les bandes d’oiseaux voyageurs, on entend, dans la nuit, l’immense clameur mélancolique des grues et des oies sauvages en détresse. Mais les paysans, que l’on croit si crédules et si peu observateurs, ne s’y trompent nullement. Ils savent très-bien le nom et connaissent très-bien le cri des divers oiseaux étrangers à nos climats qui se trouvent perdus et dispersés dans les ténèbres. La chasse à baudet n’est rien de tout cela. Ils l’entendent souvent ; moi, qui ai longtemps vécu et erré comme eux dans la rafale et dans le nuage, je ne l’ai jamais rencontrée. Quelquefois son passage est signalé par l’apparition de deux lunes. Mais je n’ai pas de chance, car je n’ai jamais vu que la vieille lune que nous connaissons tous.

Le taureau blanc, le veau d’or, le dragon, l’oie, la poule noire, la truie blanche, et je ne sais combien d’autres animaux fantastiques, gardent, comme l’on sait, en tous pays les trésors cachés. À l’heure de minuit, le jour de Noël, aussitôt que sonne la messe, ces gardiens infernaux perdent leur puissance jusqu’au dernier son de la cloche qui en annonce la fin. C’est la seule heure dans toute l’année où la conquête du trésor soit possible. Mais il faut savoir où il est, et avoir le temps d’y creuser et de s’en saisir. Si vous êtes surpris dans le gouffre à l’Ite missa est, il se referme à jamais sur vous ; de même que si, en ce moment, vous avez réussi à rencontrer l’animal fantastique, la soumission qu’il vous a montrée pendant le temps de la messe fait place à la fureur, et c’est fait de vous.

Cette tradition est universelle. Il y a peu de ruines, châteaux ou monastères, peu de monuments celtiques qui ne recèlent leur trésor. Tous sont gardés par un animal diabolique. M. Jules Canougo, dans un charmant recueil de contes méridionaux, a rendu gracieuse et bienfaisante la poétique apparition de la chèvre d’or, gardienne des richesses cachées au sein de la terre.

Dans nos climats moins riants, autour des dolmens qui couronnent les collines pelées de la Marche, c’est un bœuf blanc, ou un veau d’or, ou une génisse d’argent qui font rêver les imaginations avides ; mais ces animaux sont méchants et terribles à rencontrer. On y court tant de risques, que personne encore n’a osé les saisir par les cornes. Et cependant il y a des siècles que les grosses pierres druidiques dansent et grincent sur leurs frêles supports pendant la messe de minuit, pour éveiller la convoitise des passants.

Dans nos vallées ombragées, coupées de grandes plaines fertiles, un animal indéfinissable se promène la nuit à de certaines époques indéterminées, va tourmenter les bœufs au pâturage et rôder autour des métairies, qu’il met en grand émoi. Les chiens hurlent et fuient à son approche, les balles ne l’atteignent pas. Cette apparition et la terreur qu’elle inspire n’ont encore presque rien perdu dans nos alentours. Tous nos fermiers, tous nos domestiques y croient et ont vu la bête. On l’appelle la grand’bête, par tradition, quoique souvent elle paraisse de la taille et de la forme d’un blaireau. Les uns l’ont vue en forme de chien de la grandeur d’un bœuf énorme, d’autres en levrette blanche haute comme un cheval, d’autres encore en simple lièvre ou en simple brebis. Ceux qui en parlent avec le plus de sang-froid l’ont poursuivie sans succès, sans trop de frayeur, ne lui attribuant aucun pouvoir fantastique, la décrivant avec peine, parce qu’elle appartient à une espèce inconnue dans le pays, disent-ils, et assurant que ce n’est précisément ni une chienne, ni une vache, ni un blaireau, ni un cheval, mais quelque chose comme tout cela, arrangez-vous ! Cependant cette bête apparaît, j’en suis certain, soit à l’état d’hallucination, soit à l’état de vapeur flottante, et condensée sous de certaines formes. Des gens trop sincères et trop raisonnables l’ont vue pour que j’ose dire qu’il n’y a aucune cause à leur vision. Les chiens l’annoncent par des hurlements désespérés et s’enfuient dès qu’elle paraît ; cela est certain. Les chiens sont-ils hallucinés aussi ? Pourquoi non ? Sont-ce des voleurs qui s’introduisent sous ce déguisement ? Jamais la bête n’a rien dérobé, que l’on sache. Sont-ce de mauvais plaisants ? On a tant tiré de coups de fusil sur la bête, qu’on aurait bien, par hasard, et en dépit de la peur qui fait trembler la main, réussi à tuer ou à blesser quelqu’un de ces prétendus fantômes. Enfin, ce genre d’apparition, s’il n’est que le résultat de l’hallucination, est éminemment contagieux. Pendant quinze ou vingt nuits, les vingt ou trente habitants d’une métairie le voient et le poursuivent ; il passe à une autre petite colonie qui le voit absolument le même, et il fait le tour du pays, ayant produit cette contagion sur un très-grand nombre d’habitants.

Mais voici la plus effrayante des visions de la nuit. Autour des mares stagnantes, dans les bruyères comme au bord des fontaines ombragées dans les chemins creux, sous les vieux saules comme dans la plaine nue, on entend au milieu de la nuit le battoir précipité et le clapotement furieux des lavandières. Dans beaucoup de provinces, on croit qu’elles évoquent la pluie et attirent l’orage, en faisant voler jusqu’aux nues avec leur battoir agile l’eau des sources et des marécages. Chez nous, c’est bien pire, elles battent et tordent quelque objet qui ressemble à du linge, mais qui, vu de près, n’est autre chose que des cadavres d’enfants. Il faut se garder de les observer ou de les déranger, car eussiez-vous six pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous saisiraient, vous battraient et vous tordraient dans l’eau ni plus ni moins qu’une paire de bas.

Nous avons entendu souvent le battoir des lavandières fantastiques résonner dans le silence de la nuit autour des mares désertes. C’est à s’y tromper. C’est une espèce de grenouille qui produit ce bruit formidable. Mais c’est bien triste de faire cette puérile découverte, et de ne plus espérer l’apparition des terribles sorcières tordant leurs haillons immondes à la brume des nuits de novembre, aux premières clartés d’un croissant blafard reflété par les eaux. Un mien ami, homme de plus d’esprit que de sens, je dois l’avouer, sujet à l’ivresse, très-brave cependant devant les choses réelles, mais facile à impressionner par les légendes du pays, fit deux rencontres de lavandières qu’il ne racontait qu’avec une grande émotion.

Un soir, vers onze heures, dans une traîne charmante qui court en serpentant et en bondissant, pour ainsi dire, sur le flanc ondulé du ravin d’Ormous, il vit, au bord d’une source, une vieille qui battait et tordait en silence. Quoique la fontaine soit mal famée, il ne vit rien là de surnaturel, et dit à cette vieille : — Vous lavez bien tard, la mère ! — Elle ne répondit point. Il la crut sourde et approcha. La lune était brillante et la source éclairait comme un miroir. Il vit distinctement les traits de la vieille : elle lui était complètement inconnue, et il en fut étonné, parce qu’avec sa vie de cultivateur, de chasseur et de flâneur dans la campagne, il n’y avait pas pour lui de visage inconnu à plusieurs lieues à la ronde. Voici comme il me raconta lui-même ses impressions en face de cette laveuse singulièrement vigilante : « Je ne pensai à la tradition des lavandières de nuit que lorsque je l’eus perdue de vue. Je n’y pensais pas avant de la rencontrer, je n’y croyais pas et je n’éprouvais aucune méfiance en l’abordant. Mais dès que je fus auprès d’elle, son silence, son indifférence à l’approche d’un passant, lui donnèrent l’aspect d’un être absolument étranger à notre espèce. Si la vieillesse la privait de l’ouïe et de la vue, comment était-elle assez robuste pour être venue de loin, toute seule, laver à cette heure insolite, à cette source glacée