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L’USCOQUE.

et que j’assume sur moi toute la responsabilité, tout le danger ?

— Non ! je ne le veux pas, Naam ! s’écria Soranzo en la pressant dans ses bras ; car en cet instant l’air sombre de Naam l’effraya, et lui rappela que ce n’était pas le moment de perdre son dévouement.

— Ce que tu veux sera fait, dit Naam en se dirigeant vers la porte.

— Arrête, non ! ce serait pire que tout ! dit Orio en l’arrêtant. Sa sœur et sa tante m’accuseraient, et j’aurais eu l’air de craindre la vérité. D’ailleurs je ne veux pas que tu t’exposes. Va, quitte-moi, Naam, mets ta tête à l’abri des dangers qui menacent la mienne. Il en est temps encore, fuis !

— Je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, répondit tranquillement Naam.

— Quoi ! tu me suivrais même à la mort ? Songe que tu seras accusée aussi peut-être !

— Que m’importe ? dit Naam. Ai-je peur de la mort ?

— Mais résisterais-tu à la torture, Naam ? s’écria Soranzo frappé d’une nouvelle inquiétude.

— Tu crains que je succombe à la souffrance et que je t’accuse ? dit Naam d’un ton froid et sévère.

— Oh ! jamais ! s’écria-t-il avec une effusion forcée, toi le seul être qui m’ait compris, qui m’ait aimé et qui souffrirait pour moi mille morts !

— Tu dis qu’un coup de poignard est la seule ressource ? dit Naam en baissant la voix.

Orio ne répondit pas. Il ne savait à quoi se décider. Ce moyen le tentait et l’effrayait également. Il se perdit en projets plus inexécutables les uns que les autres, puis sa tête s’égara. Il tomba dans une sorte d’imbécillité. Naam le secoua sans pouvoir lui arracher une parole. Elle sentit que ses mains étaient raides et glacées. Elle crut qu’il allait mourir. Elle pensa que dans un moment d’égarement il avait avalé quelque poison et qu’il ne s’en souvenait plus. Elle fit appeler le médecin.

Barbolamo le trouva très-mal, et le tira de cette atonie par des excitants qui produisirent une réaction terrible. Orio eut de violentes convulsions. Le docteur, se rappelant alors que depuis longtemps il n’avait fait usage de narcotique, et pensant que l’inefficacité de ces remèdes, causée autrefois par l’abus, pouvait avoir cessé, se hasarda à lui administrer une assez forte dose d’opium qui le calma sur-le-champ et l’endormit profondément. Quand il le vit mieux, il le quitta ; car la soirée était fort avancée, et il avait encore des malades à voir avant de rentrer chez lui.

Naam veilla son maître avec anxiété pendant quelques instants, et, s’étant assurée qu’il dormait bien, elle sentit retomber sur elle seule tout le poids de cette horrible situation ; c’était à elle de trouver un moyen d’en sortir. Elle se promena avec agitation dans la chambre, recommandant son âme à Dieu, sa vie au destin, et résolue à tout, plutôt que de laisser périr celui qu’elle aimait. De temps en temps elle s’arrêtait devant ce visage pâle et morne, qui semblait, dans sa prostration effrayante, un cadavre sortant des mains du bourreau, et attendant celles qui devaient l’ensevelir. Naam avait vu jadis Orio si prompt, si implacable dans ses terribles résolutions, et maintenant il n’avait plus la force d’affronter l’orage ! Il lui abandonnait le soin de son salut ! Naam prit son parti, fit quelques préparatifs, ferma la porte avec précaution, sortit sans être vue, et se perdit dans le dédale de ces rues étroites, obscures, mal fréquentées, où deux personnes ne se rencontrent pas la nuit sans se serrer chacune de son côté contre la muraille.

« Maudite soit la mère qui m’a engendré ! murmura Orio d’une voix creuse et lugubre, en s’éveillant et en se tordant sur son lit pour secouer le sommeil accablant étendu sur tous ses membres. Est-il possible que je ne puisse jamais dormir comme les autres ! Il faut que je sois assiégé de visions épouvantables et que je m’agite comme un forcené durant mon sommeil, ou bien il faut que je tombe là comme un cadavre, et qu’à mon réveil je sente ce froid mortel et cette langueur qui ressemblent à une agonie ! Naam ! quelle heure ? »

Naam ne répondit point.

« Seul ! s’écria Orio. Que se passe-t-il donc ? »

Il se dressa sur son lit, écarta ses rideaux d’un main tremblante, vit les premières lueurs du matin pénétrer dans sa chambre, et promena des regards hébétés autour de lui, cherchant à retrouver le souvenir des événements de la veille. Enfin l’horrible vérité lui revint à l’esprit, d’abord comme un rêve sinistre, et bientôt comme une certitude accablante. Orio resta quelques instants brisé, et sans concevoir la pensée de détourner le coup qui le menaçait. Enfin il se jeta à bas de son lit et se mit à courir comme un fou autour de la chambre. « C’est impossible ! c’est impossible ! se disait-il, je n’en suis pas là ! je ne suis pas abandonné à ce point par la destinée !

» Misérable ! s’écria-t-il en se parlant à lui-même et en se laissant tomber sur une chaise, est-ce ainsi que tu sais maintenant faire face à l’adversité ? Une pierre tombe à tes pieds, et au lieu de te tenir pour averti et de fuir, ou d’agir d’une façon quelconque, tu te couches, tu t’endors, et tu attends que l’édifice entier s’écroule sur ta tête ! Tu es donc devenu une bête brute, ou tes ennemis ont donc jeté sur toi un maléfice ! Damné médecin ! s’écria-t-il en voyant sur sa table la fiole d’opium dont on lui avait fait avaler une partie, ah ! tu étais d’accord avec eux pour m’ôter mes forces et me jeter dans l’impuissance ! Toi aussi, tu me le payeras, infâme ! crains que mon jour ne vienne à moi aussi ! Mon jour ! Hélas ! sortirai-je de cette nuit horrible qui s’est étendue sur moi ? Voyons ! que faire ? Ah ! la force m’a manqué au moment où j’en avais besoin ! Je n’ai pas été inspiré lorsqu’une vive résolution eût pu me sauver. Il fallait, dès que mon ennemi est entré dans cette galerie Memmo, feindre de le prendre pour un démon, m’élancer sur lui, lui enfoncer mon poignard dans la poitrine… Cet homme ne doit pas être difficile à tuer ; il a reçu tant de coups déjà !… Et puis, j’aurais joué la folie ; on m’eût soigné comme on a déjà fait, on m’eût plaint. J’aurais eu des remords ; j’aurais fait dire des messes pour son âme, et j’en aurais été quitte pour perdre les bonnes grâces de la petite fille… Mais n’est-il pas encore possible d’agir ainsi ?… Oui, demain, pourquoi pas ? J’irai à ce rendez-vous. J’irai en jouant la fureur ; je le provoquerai ; je l’accuserai de quelque infamie… Je dirai à Morosini qu’il avait séduit… non, qu’il avait violé sa nièce ; que je l’avais chassé honteusement, et que, par vengeance, il a inventé ce tissu de mensonges… Je lui dirai de telles injures, je lui ferai de telles menaces… D’ailleurs je lui cracherai au visage… Alors il faudra bien qu’il mette la main sur son épée… Une fois là, il est perdu ; avant qu’il l’ait tirée du fourreau, la mienne sera dans sa gorge… Et puis je me jetterai par terre en écumant, je m’arracherai les cheveux, je serai fou. Le pis qui puisse m’arriver, c’est d’être envoyé en exil pour quatorze ans ; on sait ce que valent les quatorze années d’exil d’un patricien. L’année suivante on a besoin de lui, on le rappelle… Naam avait raison… Oui, voilà ce que je ferai… Mais si Ezzelin a déjà parlé à sa tante et à sa sœur, si elles se portent mes accusatrices ? Oh ! oui ! Mais quelles preuves ?… D’ailleurs il sera toujours temps de fuir. Si je ne puis emporter tout mon or, j’irai trouver les pirates, j’organiserai une flibuste sur un tout autre pied. Je ferai une magnifique fortune en peu d’années, et j’irai, sous un nom supposé, la manger à Cordoue ou à Séville, des villes de plaisir, dit-on. L’argent n’est-il pas le roi du monde ?… Allons, décidément le docteur a sagement agi en me faisant dormir. Ce sommeil m’a retrempé ; il m’a rendu toute mon énergie, toutes mes espérances. »

Orio se parlait ainsi à lui-même dans un accès d’énergie fébrile. Ses yeux étaient fixes et brillants, ses lèvres pâles et tremblantes, ses mains contractées sur ses genoux maigres et nus. Le plus bel homme de Venise était hideux, ainsi absorbé dans ses méchantes intentions et ses lâches calculs.

Tandis qu’il devisait de la sorte, une petite porte que recouvrait la tapisserie s’ouvrit doucement, et Naam entra sans bruit dans la chambre.

« C’est toi ! Où donc étais-tu ? dit Orio en la regardant à peine. Donne-moi ma robe, je veux m’habiller, sortir !… »