Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
L’USCOQUE.

Il possédait ce calme impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s’était remplie de personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en masse devant lui ne lui eût pas seulement fait lever les yeux.

D’où vient donc que les paroles de la belle Argiria le réveillèrent tout à coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s’il eût été frappé d’un coup de poignard ?

Il est des émotions mystérieuses et d’inexplicables mobiles qui font vibrer les cordes secrètes de l’âme. Argiria n’avait prononcé ni le non d’Orio ni celui d’Ezzelin ; mais ces mots d’assassin et de frère révélèrent comme par magie au coupable qu’il était question de lui et de sa victime. Il n’avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu’elle fût près de lui ; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle de la soeur d’Ezzelin ? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir l’expliquer.

Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pâle comme la mort, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet sur la table, et la repoussa si rudement qu’elle faillit tomber sur son adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté.

« Que fais-tu donc, Orio ? s’écria un des associés au jeu de Soranzo, qui n’avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu gagnes ! J’en appelle à tous ! dix points ! »

Orio n’entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d’où la voix d’Argiria était partie ; sa main, appuyée sur le dossier de sa chaise, lui imprimait un tremblement convulsif ; il avait le cou tendu en avant et raidi par l’angoisse ; ses yeux hagards lançaient des flammes. En voyant surgir au-dessus des têtes consternées de l’auditoire cette tête livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir ; mais elle vainquit cette première émotion ; et, se levant, elle affronta le regard d’Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont l’effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n’eût jamais ni fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa sœur, Orio retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de dépit contre Ezzelin qu’il l’avait haï indépendamment de tout motif d’intérêt personnel. Il l’avait haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu’il avait tremblé devant lui ; parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce avait échoué. Depuis qu’Ezzelin n’était plus, Orio se croyait le maître du monde ; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant il crut rêver tout éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère ; elle avait aussi quelque chose de lui dans la voix, car la voix d’Ezzelin était remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme les perles de son collier, lui fit l’effet d’un de ces spectres du sommeil qui nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule. C’était Ezzelin dans un corps de femme ; c’étaient Ezzelin et Giovanna tout ensemble, c’étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et tomba raide sur le carreau.

Ses amis se hâtèrent de le relever.

« Ce n’est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidents depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu : dans un instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra donner revanche. »

Le jeu continua comme si rien ne s’était passé. Zuliani et Gritti emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement informé de l’événement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute, Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instruments reçurent l’ordre de jouer, et les sons de l’orchestre couvrirent ces bruits sinistres. Néanmoins l’épouvante glaça la joie dans tous les cœurs. Cette scène d’agonie, qu’une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus hideuse dans les imaginations qu’elle ne l’eût été pour les regards. Plusieurs femmes s’évanouirent. La belle Argiria, profitant de la confusion où cette scène avait jeté l’assemblée, s’était retirée avec sa tante.

« J’ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de bataille, des centaines d’hommes qui valaient bien Soranzo ; mais dans la chaleur de l’action on est muni d’un impitoyable sang-froid. Ici l’horreur du contraste est telle que je ne me souviens pas d’avoir été aussi troublé que je le suis. »

On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu’il avait succédé à Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir beaucoup de choses sur les événements mystérieux et si diversement rapportés de cette phase de la vie d’Orio. On pressa de questions ce jeune officier, mais il s’expliqua avec prudence et loyauté.

« J’ignore, dit-il, si ce fut vraiment l’amour de sa femme ou quelque maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité qui causa l’étrange incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu’il en soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et eût pu être empêché. J’ai peut-être à me reprocher la scène qui vient de se passer ici ; car c’est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à cet égard des renseignements certains, lui ai rapporté les faits tels que je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.

— C’était votre devoir ! s’écria-t-on.

— Sans doute, reprit Mocenigo, et je l’ai rempli avec la plus grande impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, ont cru devoir garder le silence. Mais la jeune sœur du comte n’a pu modérer la véhémence de ses regrets. Elle est dans l’âge où l’indignation ne connaît point de ménagements et la douleur point de bornes. Toute autre qu’elle eût été blâmable aujourd’hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande affection qu’elle portait à son frère et sa grande jeunesse peuvent seules excuser cet emportement injuste. Soranzo…

— C’est assez parler de moi, dit une voix creuse à l’oreille de Mocenigo, je vous remercie. »

Mocenigo s’arrêta brusquement. Il lui sembla qu’une main de plomb s’était posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute taille qui, après s’être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie ? s’écria-t-on de toutes parts. On se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait reprit sa place et tenait les dés. Il était fort pâle ; mais sa figure était calme ; et un peu d’écume rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait de triompher si rapidement. Il joua jusqu’au jour, gagna insolemment, quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d’émotions plus que d’argent ; il n’eut plus d’attention pour son jeu et fit beaucoup de fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était, disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa gondole à la porte du palais, quoiqu’il fût chargé d’or à ne pouvoir se traîner, et regagna lentement sa demeure.

« Je crains qu’il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani, qui était, sinon son ami (Orio n’en avait guère), du moins son assidu compagnon de plaisir. Il s’en va seul et lesté d’un métal dont le son attire plus que la voix des sirènes. Il fait encore sombre, les rues sont désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J’aurais regret à voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles. »

En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d’aller