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L’USCOQUE.

jamais vu mourir personne, ou cet homme vient de rendre l’âme.

— Et vous allez en faire autant, seigneur commandant, lui dit Orio en se levant et en lui arrachant la plume et le papier. Dépêchez-vous d’en finir ; car il n’est plus d’espoir pour vous, et nos comptes sont réglés. »

Léontio avait avalé seulement quelques gouttes de vin ; mais la terreur aida à l’effet du poison, et lui porta le coup mortel. Il tomba sur ses genoux, les mains jointes, l’oeil égaré et déjà éteint. Il essaya de balbutier quelques paroles.

« C’est inutile, lui dit Orio en le poussant sous la table ; votre ruse ici ne servira plus de rien. Je sais bien que votre marché était déjà fait, et que, plus habile que ces deux-là, vous trahissiez d’un côté la république, pour avoir part à notre butin, et de l’autre vos complices, afin de vous réconcilier avec la république en nous envoyant aux Plombs. Mais pensez-vous qu’un homme comme moi veuille céder la partie à un homme comme vous ? Allons donc ! Le vautour qui combat est fait pour s’envoler, et la chenille qui rampe pour être écrasée. C’est le droit divin qui l’ordonne ainsi. Adieu, brave commandant, qui me faisiez passer pour fou. Lequel de nous l’est le plus à cette heure ? »

Léontio essaya de se relever ; il ne le put, et se traîna au milieu de la chambre, où il expira en murmurant le nom d’Ezzelin. Fut-ce l’effet du remords ? la vision sanglante lui apparut-elle à son dernier instant ?

Orio et Naam rassemblèrent les trois cadavres et les entassèrent sous la table, qu’ils renversèrent dessus avec les nappes et les meubles ; puis Orio prit un flambeau, et mit le feu à ce monceau après avoir fermé les fenêtres. Orio, s’éloignant alors, dit à Naam de rester à la porte jusqu’à ce qu’elle eût vu les cadavres, la table et tous les meubles qui étaient dans la salle entièrement consumés, et les flammes faire éruption au dehors ; qu’alors elle eût à descendre le grand escalier et à jeter l’épouvante dans le château en sonnant la cloche d’alarme.

Appuyée contre la porte, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur le hideux bûcher d’où s’élèvent des flammes bleuâtres, Naam reste seule livrée à ses sombres pensées. Bientôt des tourbillons de fumée se roulent en spirale et se dressent comme des serpents vers la voûte. La flamme s’étend ; les voix aiguës de l’incendie commencent à siffler, à se répondre, à se mêler et à former des accords déchirants. On prendrait le pavé de marbre étincelant pour une eau profonde où se reflète l’éclat du foyer. Les fresques de la muraille apparaissent derrière les tourbillons de flamme et de fumée comme les sombres esprits qui protègent le crime et se plaisent dans le désastre. Peu à peu elles se détachent de la muraille, et ces pâles géants tombent par morceaux sur le pavé avec un bruit sec et sinistre. Mais rien dans cette scène d’épouvante, à laquelle préside silencieusement Naam, n’est aussi effrayant que Naam elle-même. Si une des victimes, dont les ossements noircis gisent déjà dans la cendre, pouvait se ranimer un instant et voir Naam éclairée par ces reflets livides, la lèvre contractée d’horreur, mais le front armé d’une résolution inexorable, elle retomberait foudroyée comme à l’aspect de l’ange de la mort. Jamais Azraël n’apparut aux hommes plus terrible et plus beau que ne l’est à cette heure l’être mystérieux et bizarre qui préside froidement aux vengeances d’Orio.

Cependant les vitres tombent en éclats, et l’incendie va se répandre. Naam songe à exécuter les ordres de son maître et à donner l’alarme. Mais d’où vient qu’Orio l’a quittée sans lui dire de l’accompagner ? Dans l’horreur de l’oeuvre qu’ils ont accomplie ensemble, Naam a obéi machinalement, et maintenant un effroi subit, une sollicitude généreuse s’emparent de ce coeur de tigre. Elle oublie de sonner la cloche, et, franchissant d’un pied rapide les escaliers et les galeries qui séparent la grande tour du palais de bois, elle s’élance vers les appartements de Giovanna. Un profond silence y règne. Naam ne s’étonne pas de ne point rencontrer dans les chambres qu’elle traverse précipitamment les femmes qui servent Giovanna. La négresse fidèle, dont le hamac est ordinairement suspendu en travers de la porte de sa maîtresse, n’est pas là non plus. Naam ignore que, sous prétexte d’avoir un rendez-vous d’amour avec sa femme, Orio a éloigné d’avance toutes ses servantes. Elle pense qu’au contraire son premier soin a été de venir chercher Giovanna, afin de la soustraire à l’incendie. Cependant Naam n’est pas tranquille ; elle pénètre dans la chambre de Giovanna. Un profond silence règne là comme partout, et la lampe jette une si faible clarté que Naam ne distingue d’abord que confusément les objets. Elle voit pourtant Giovanna couchée sur son lit, et s’étonne du peu d’empressement qu’Orio a mis à l’avertir du danger qui la menace. En cet instant, Naam est saisie d’une terreur qu’elle n’a point encore éprouvée, ses genoux tremblent. Elle n’ose avancer. Le lévrier, au lieu de se jeter sur elle avec rage comme à l’ordinaire, s’est approché d’un air suppliant et craintif. Il est retourné s’asseoir devant le lit, et là, l’oreille dressée, le cou tendu, il semble épier avec inquiétude le réveil de sa maîtresse ; de temps en temps il retourne la tête vers Naam, avec une courte plainte, comme pour l’interroger, puis il lèche le plancher humide.

Naam prend la lampe, l’approche du visage de Giovanna, et la voit baignée dans son sang. Son sein est percé d’un seul coup de poignard ; mais cette blessure profonde, mortelle, Naam connaît la main qui l’a faite, et elle sait qu’il est inutile d’interroger ce qui peut rester de chaleur à ce cadavre, car là où Soranzo a frappé il n’est plus d’espoir. Naam reste immobile en face de cette belle femme, endormie à jamais ; mille pensées nouvelles s’éveillent dans son âme ; elle oublie tout ce qui a précédé ce meurtre. Elle oublie même l’incendie qu’elle a allumé et qui court après elle.

« Ô ma sœur ! s’écrie-t-elle, qu’as-tu donc fait qui ait mérité la mort ? Est-ce là le sort réservé aux femmes d’Orio ? À quoi t’a servi d’être belle ? À quoi t’a servi d’aimer ? Est-ce donc moi qui suis cause de la haine que tu inspirais ? Non, car j’ai tout fait pour l’adoucir, et j’aurais donné ma vie pour sauver la tienne. Serait-ce parce que tu as été trop soumise et trop fidèle, que l’on t’a payée de mépris ? Tu as été faible, ô femme ! Je me souviendrai de toi, et ce qui t’arrive me servira d’enseignement. »

Pendant que Naam, perdue dans des réflexions sinistres, interroge sa destinée sur le cadavre de Giovanna, l’incendie gagne toujours, et déjà la galerie de bois qui entoure le parterre est à demi consumée. Le sifflement et la clarté sinistre avertissent en vain Naam de l’approche du feu ; elle n’entend rien, et son âme est tellement consternée que la vie ne lui semble pas valoir en cet instant la peine d’être disputée.

Cependant Orio s’est retiré sur une plate-forme voisine, d’où il contemple l’incendie trop lent à son gré. Toute cette partie du château, dont il a eu soin d’éloigner les habitants, va être dans quelques minutes la proie des flammes ; mais Orio n’a pas pris le soin de porter lui-même l’incendie dans la chambre de Giovanna. Il entend les cris des sentinelles qui viennent d’apercevoir la clarté sinistre, et qui donnent l’alarme.

On peut arriver à temps encore pour pénétrer auprès de Giovanna, et pour voir qu’elle a péri par le fer. Orio prévient ce danger. Il se précipite, un tison enflammé à la main, dans l’appartement conjugal ; mais, en voyant Naam debout devant le lit sanglant, il recule épouvanté comme à l’aspect d’un spectre. Puis une pensée infernale traverse son âme maudite. Tous ses complices sont écartés, tous ses ennemis sont anéantis. Le seul confident qui lui reste, c’est Naam. Elle seule désormais pourra révéler par quels forfaits ses richesses furent acquises et conservées. Un dernier effort de volonté, un dernier coup de poignard rendrait Orio maître absolu, possesseur unique de ses secrets. Il hésite, mais Naam se retourne et le regarde. Soit qu’elle ait pressenti son dessein, soit que le meurtre de Giovanna ait empreint d’indignation et de reproche son front livide et son regard sombre, ce regard exerce sur Orio une fascina-