Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
L’USCOQUE.

comme une plante exotique, à l’ombre du harem, privée d’air, de mouvement et de soleil, regrettant sa misère au sein de l’opulence et détestant le despote dont elle subissait les caresses. Maintenant Naam ne regrette plus sa patrie. Elle aime, elle se croit aimée. Orio la traite avec douceur et lui confie tous ses secrets. Sans aucun doute elle lui est chère, car elle lui est utile, et jamais il ne retrouvera tant de zèle uni à tant de discrétion, de présence d’esprit, de courage et d’attachement.

D’ailleurs Naam se sent libre. L’air circule largement autour d’elle, ses yeux embrassent l’immense anneau de l’horizon. Elle n’a de devoirs que ceux que son cœur lui dicte, et le seul châtiment qu’elle ait à redouter, c’est de n’être plus aimée. Naam ne regrette donc ni ses esclaves, ni son bain parfumé, ni ses tresses de perles de Ceylan, ni son lourd corset de pierreries, ni ses longues nuits de sommeil, ni ses longues journées de repos. Reine dans le harem, elle n’avait pas cessé de se sentir esclave ; esclave parmi les chrétiens, elle se sentit libre, et la liberté, selon elle, c’est plus que la royauté.

Un jour nouveau va poindre, lorsqu’un faible soupir réveille Naam de son premier sommeil. Elle se soulève sur ses genoux et interroge le front penché de Soranzo. Il dort paisiblement, son souffle est égal et pur. Un soupir plus profond que le premier et plein d’une inexprimable angoisse frappe encore l’oreille de Naam. Elle quitte le lit d’Orio et soulève sans bruit le rideau de la croisée. Elle trouve Giovanna gisante, s’étonne, s’émeut et garde un généreux silence ; puis, se rapprochant d’Orio, elle abaisse sur lui les courtines de son lit, retourne auprès de Giovanna, la prend dans ses bras, la relève, et, sans éveiller personne, la reporte dans sa chambre.

Orio ignora ce que Giovanna avait osé. Il la tint captive dans ses appartements et n’alla plus jamais s’informer d’elle. Naam essaya en vain de l’adoucir en sa faveur. Cette fois Naam fut sans persuasion, et Orio lui sembla manquer de confiance et rouler en lui-même quelque sinistre dessein.

Les soins de Naam ont guéri la blessure d’Orio en peu de jours. La mort d’Ezzelin paraît constatée ; nulle part on n’a retrouvé aucun indice qui ait pu faire croire à son salut. S’il était possible d’échapper à la férocité impétueuse des pirates, il ne le serait pas d’échapper à la haine réfléchie de Soranzo. Giovanna ne se plaint plus ; elle ne paraît plus souffrir ; elle ne se penche plus les soirs à sa fenêtre ; elle n’écoute plus les bruits vagues de la nuit. Quand Naam lui chante les airs de son pays en s’accompagnant du luth ou de la mandore, elle n’entend pas et sourit. Quelquefois elle tient un livre et semble lire ; mais ses yeux restent fixés des heures entières sur la même page, et son esprit n’est point là. Elle est plus distraite et moins abattue qu’avant la mort d’Ezzelin. Souvent on la surprend à genoux, les yeux levés vers le ciel et ravie dans une sorte d’extase. Giovanna a trouvé enfin le calme du désespoir ; elle a fait un vœu : elle n’aime plus rien sur la terre. Elle semble avoir recouvré la volonté de vivre. Déjà elle redevient belle, et le pourpre de la santé commence à refleurir sur son visage.

Morosini a appris le désastre d’Ezzelin, et son âme s’indigne de l’insolence des pirates. La perte de ce noble et fidèle serviteur de la république remplit de douleur l’amiral et toute l’armée. On célèbre pour lui un service funèbre sur les navires de la flotte vénitienne, et le port de Corfou retentit des lugubres saluts du canon qui annoncent à l’armée la triste fin d’un de ses plus vaillants officiers. On murmure contre l’inaction et la lâcheté de Soranzo. Morosini commence à concevoir des soupçons graves ; mais sa prudence scrupuleuse commande le silence. Il envoie à son neveu l’ordre de venir sur-le-champ le trouver pour lui rendre compte de sa conduite, et de laisser le commandement de son île et de sa garnison à un Mocenigo qu’il envoie à sa place. Morosini ordonne aussi à Soranzo de ramener sa femme avec lui, et de laisser à Mocenigo la galéace qu’il commandait, et dont il a fait si peu d’usage.

Mais Soranzo, qui entretient des espions à Corfou et dont les messagers rapides devancent l’escadre de Mocenigo, a été averti à temps. Il n’a pas attendu jusqu’à ce jour pour mettre en sûreté les riches captures qu’il a faites de concert avec Hussein et ses associés. Il a converti toutes ses prises en or monnayé. Une partie est déjà rendue à Venise. Orio a fait équiper la galère sur laquelle Giovanna est venue le trouver. Aidé de Naam et de ses affidés, il y a porté, durant la nuit, des caisses pesantes et des outres de peau de chameau remplies d’or : c’est le reste de ses trésors, et la galère est prête à mettre à la voile. Il annonce à ses officiers que la signora veut retourner à Venise, et ne leur laisse pas soupçonner la disgrâce qui le menace et dont il se rit désormais, car il a tout prévu. Les pirates sont avertis. Hussein cingle rapidement avec sa flottille vers le grand archipel, refuge assuré où il bravera les forces vénitiennes, et où l’on assure qu’il est mort longtemps après, à l’âge de quatre-vingt-six ans, exerçant toujours la piraterie et n’étant jamais tombé au pouvoir de ses adversaires.

Le juif albanais l’accompagne. Condamné à mort à Venise pour plusieurs meurtres, il n’est point à craindre pour Orio qu’il ose jamais y retourner. Mais le renégat Frémio, dont les crimes sont moins constatés et l’audace plus grande, lui inspire de la méfiance. Il l’interroge, il apprend de lui que son désir est de retourner en Italie, et il craint ses délations. Il l’invite à rester avec lui, et s’engage à le faire rentrer dans Venise, sur sa galère, sans qu’il soit exposé aux poursuites de la loi. Le renégat, tout méfiant qu’il est, s’abandonne à l’espoir de finir paisiblement ses jours dans sa patrie, au sein des richesses que le brigandage lui a procurées. Il dépose son butin sur la galère qui porte déjà celui d’Orio, et, changeant de costume et de manières, il se fait passer dans l’île pour un négociant génois échappé à l’esclavage des Ottomans et réfugié sous la protection de Soranzo.

Le commandant Léontio, le lieutenant de vaisseau Mezzani, et les deux matelots qui conduisent la barque mystérieuse de Soranzo parmi les écueils, sont, avec le renégat, les seuls complices qu’Orio ait désormais à redouter. Tous les préparatifs sont terminés. Le départ de Giovanna pour Venise est fixé au premier jour du mois de mai. C’est ce jour-là précisément que Mocenigo doit arriver à San-Silvio avec l’ordre de rappel. Orio seul le sait. Il a fait annoncer à Giovanna qu’elle eût à se tenir prête, et la veille au soir il se rend chez elle après avoir fait dire à Léontio, à Mezzani et au renégat qu’ils eussent à venir recevoir, à minuit dans son appartement, des communications importantes pour leurs intérêts.

Orio a endossé son plus riche pourpoint et bouclé sa chevelure ; des bagues étincellent à ses doigts, et sa main droite, à peu près guérie et couverte d’un gant parfumé, balance avec grâce une branche fleurie. Il entre chez sa femme sans se faire annoncer, renvoie ses femmes, et, resté seul avec elle, s’approche pour l’embrasser. Giovanna recule comme si le basilic l’eût touchée, et se dérobe à ses caresses.

« Laissez-moi, dit-elle à Soranzo, je ne suis plus votre femme, et nos mains, qui semblaient unies pour l’éternité, ne doivent plus se rencontrer ni dans ce monde ni dans l’autre.

— Vous avez raison, mon amour, dit Soranzo, d’être irritée contre moi. J’ai été pour vous sans tendresse et sans courtoisie pendant plusieurs jours ; mais vous vous apaiserez, aujourd’hui que je viens mettre le genou en terre devant vous et me justifier. »

Il lui raconte alors qu’absorbé par les soins de sa charge, il n’a voulu goûter de repos et de bonheur qu’après avoir accompli son œuvre. Maintenant, selon lui, tout est prêt pour que ses desseins éclatent, et que sa fidélité à la république soit constatée par l’extinction entière des pirates. Un renfort, qu’il a demandé à l’amiral, doit lui arriver, et toutes ses mesures sont prises pour un combat terrible, décisif. Mais il ne veut pas que son épouse respectée et chérie reste exposée aux chances d’une telle aventure. Il a tout fait préparer pour son départ. Il l’escortera lui-même avec la galéace jusqu’à