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L’USCOQUE.

homme avait égorgé, quelques jours auparavant, sur une galiote marchande, une belle jeune femme avec ses deux enfants dans ses bras. Il croit la voir apparaître, et s’imagine entendre sa voix plaintive lui crier :

« Rends-moi mes enfants !

— Je ne les ai pas, » répond-il d’une voix étouffée en se roulant sur le pavé. Giovanna ne fait pas attention à lui ; elle marche sur son corps, indifférente à tout danger, et pénètre dans l’appartement d’Orio. Il est désert, mais des flambeaux sont allumés sur une large table de marbre. La trappe est ouverte au milieu de la chambre. Giovanna referme avec soin la porte par laquelle elle est entrée et se cache derrière un rideau de la fenêtre : car déjà elle entend des voix et des pas qui se rapprochent, et l’on monte l’escalier souterrain. Orio paraît le premier ; trois musulmans d’un aspect hideux, couverts de vêtements souillés de sang et de vase, viennent après lui, portant un paquet qu’ils posent sur la table. Naama vient le dernier et ferme la trappe ; puis il va s’appuyer le dos contre la porte de l’appartement, et reste immobile.

Le vieux Hussein, le pirate missolonghi, avait une longue barbe blanche et des traits profondément creusés qui, au premier abord, lui donnaient un aspect vénérable. Mais plus on le regardait, plus on était frappé de la férocité brutale et de l’obstination stupide qu’exprimait son visage basané. Il a joué un rôle obscur, mais long et tenace, dans les annales de la piraterie. Hussein a servi autrefois chez les uscoques. C’est un homme de rapt et de meurtre ; mais nul n’observe mieux que lui la loi de justice et de sincérité dans le partage des dépouilles. Nulle parole de commerçant soumis aux lois des nations n’a la valeur et l’inviolabilité de la sienne ; et cet homme, qui renierait le Prophète pour un peu d’or, ferait rouler avec mépris la tête du premier de ses pirates qui aurait frauduleusement mesuré sa part de butin. Son intégrité et sa fermeté lui ont valu le commandement de quatre caïques et la haute main sur ses deux associés, hommes plus habiles à la manœuvre, mais moins braves au combat et moins sévères dans l’administration. Ses deux associés étaient le renégat Fremio, qui parlait un patois mêlé de turc et d’italien, presque inintelligible pour Giovanna, et dont la figure mince et flétrie accusait les passions viles et l’âme impitoyable ; puis un juif albanais, qui commandait une des tartanes, et qu’une affreuse cicatrice défigurait entièrement. Le renégat et lui posèrent le paquet sur la table et déroulèrent lentement le haillon hideux qui l’enveloppait. Giovanna sentit son cœur défaillir, et l’angoisse de la mort parcourut tout son corps, lorsque de ce premier lambeau elle en vit tirer un autre tout sanglant, haché à coups de sabre et criblé de balles, qu’elle reconnut pour le pourpoint qu’Ezzelin portait la veille.

À cette vue, Orio, indigné, parla avec véhémence à Hussein. Giovanna, n’entendant pas la langue dont il se servait, crut qu’il s’indignait du meurtre ; mais Orio, s’étant retourné vers le renégat et vers le juif, leur parla ainsi en italien :

« Ceci un gage ! Vous osez me présenter ce haillon comme un gage de mort ! Est-ce là ce que j’ai réclamé, et pensez-vous que je me paye de si grossiers artifices ? Chiens rapaces, traîtres maudits ! vous m’avez trompé ! Vous lui avez fait grâce afin de vendre sa liberté à sa famille ; mais vous ne réussirez pas à me dérober cette proie, la seule que j’aie exigée de vous. J’irai fouiller jusqu’aux derniers ballots et déclouer jusqu’à la dernière planche de vos barques pour trouver le Vénitien. Mort ou vivant, il me le faut ; et, s’il m’échappe, je vous fais mettre en pièces à coups de canon, vous et vos misérables radeaux. »

Orio écumait de rage. Il arracha le pourpoint ensanglanté des mains du renégat consterné et le foula aux pieds. Il était hideux en cet instant, et celle qui l’avait tant aimé eut horreur de lui.

Il y eut entre ces quatre assassins un long débat dont elle comprit une partie. Les pirates soutenaient qu’Ezzelin était mort percé de plusieurs balles et couvert de coups de sabre, ainsi que l’attestait ce vêtement. Le juif, sur la tartane duquel il était tombé expirant, n’avait pu arriver à lui assez tôt pour empêcher ses matelots de jeter son cadavre à la mer. Heureusement la richesse de son pourpoint avait tenté l’un d’eux, qui le lui avait arraché avant de le lancer par-dessus le bord, et le juif avait été forcé de le lui racheter afin de pouvoir montrer à Orio ce témoignage de la mort de son ennemi.

Après beaucoup d’emportements et d’imprécations échangés de part et d’autre, Orio, qui, malgré la brutalité et la méchanceté de ses associés, exerçait un ascendant extraordinaire sur eux, et savait d’un mot et d’un geste les réduire au silence au plus fort de leur colère, parut s’apaiser et se contenter du serment de Hussein. Hussein refusa, à la vérité, de jurer par Allah et le Prophète qu’il fût certain de la mort d’Ezzelin, car il ne l’avait pas vu jeter à la mer ; mais il jura que, si on lui avait conservé la vie, il n’était pas complice de cette trahison ; il jura aussi qu’il s’assurerait de la vérité et qu’il châtierait sévèrement quiconque aurait désobéi à l’Uscoque. Il prononça ce mot en italien, et en portant les deux mains sur sa tête il s’inclina jusqu’à terre devant Orio.

Lui ! l’Uscoque ! Ô Giovanna ! Giovanna ! comment ne tombes-tu pas morte en voyant que cet infâme égorgeur, traître à sa patrie, insatiable larron et meurtrier féroce, est ton époux, l’homme que tu as tant aimé !

Giovanna se parle ainsi à elle-même. Peut-être parle-t-elle tout haut, tant elle méprise à cette heure le danger de mourir, tant elle a perdu le sentiment de son être, absorbée qu’elle est tout entière dans cette scène d’épouvante et de dégoût. Les brigands étaient si animés par la dispute qu’ils n’auraient pu l’entendre. Ils parlèrent longtemps encore. Giovanna ne les entendit plus ; ses bras se tordirent, son cou se gonfla et ses yeux se renversèrent dans leur orbite. Elle tomba sur le carreau et perdit le sentiment de son infortune. Les pirates, ayant fait leurs dernières conventions avec Orio, étaient repartis. Orio se jeta sur son lit et s’endormit brisé de fatigue.

Naam, après avoir pansé sa blessure, veille auprès de lui, couchée à terre sur une natte. Il y a bien longtemps que Naam n’a goûté un paisible sommeil. Elle porte dans les événements les plus terribles et dans les plus rudes fatigues de la vie le calme et la santé d’un esprit et d’un corps fortement trempés. Lorsqu’elle s’assoupit, un songe transporte quelquefois son imagination au temps où, bercée dans un hamac de damas plus blanc que la neige par quatre jeunes esclaves nubiennes, à la peau noire comme la nuit, aux dents blanches, à l’air franc et joyeux, elle s’endormait aux sons de la mandore dans la fumée du benjoin, dans les langueurs d’une oisiveté voluptueuse, aux sourires de Phingari, la reine des nuits orientales, aux caresses de la brise, qui effeuillait mollement sur son sein les fleurs de sa chevelure. Ces temps ne sont plus. Les pieds délicats de Naam foulent maintenant le gravier amer des rivages et les pointes déchirantes des récifs. Ses mains effilées se sont endurcies au maniement du gouvernail et des cordages. Le souffle desséchant des vents et l’air âpre de la mer ont hâlé cette peau que l’on pouvait comparer naguère au tissu velouté des fruits, avant que la main leur ait enlevé la vapeur argentée dont le matin les a revêtus. Plante flexible et embaumée, mais forte et vivace, Naam est née au désert, parmi les tribus libres et errantes. Elle n’a point oublié le temps où, courant pieds nus sur le sable ardent, elle menait les chameaux à la citerne et chassait devant elle leur troupe docile, rapportant sur sa tête une amphore presque aussi haute qu’elle. Elle se souvient d’avoir passé d’une main hardie le frein dans la bouche rebelle des maigres cavales blanches de son père. Elle a dormi sous les tentes vagabondes, aujourd’hui au pied des montagnes, et demain au bout de la plaine. Couchée entre les jambes des coursiers généreux, elle écoutait avec insouciance les rugissements lointains du chacal et de la panthère. Enlevée par des bandits et vendue au pacha avant d’avoir connu les joies d’un amour libre et partagé, elle a fleuri,