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L’USCOQUE.

tement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un étau.

Il s’obstine néanmoins, il cherche d’une main tremblante à ébranler le verrou de l’issue secrète. Ses genoux fléchissent. Naam le prend dans ses bras, et, soutenue par la force du dévouement, le ramène à son lit et l’y replace ; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame de son poignard et prépare sa lampe. Elle est calme ; elle sait qu’elle s’acquittera de sa mission ou qu’elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet, elle sait que les destinées sont écrites dans les cieux, et que rien n’arrive au gré des hommes si la fatalité s’est jouée d’avance de leurs desseins.

Orio se tord sur sa couche. Naam soulève le tapis de damas qui cache à tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence à descendre un escalier rapide et tortueux d’abord, construit avec la pierre et le ciment, et bientôt taillé inégalement dans le granit à mesure qu’il s’enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment où elle va pénétrer dans ces galeries étroites où deux hommes ne peuvent passer de front, et où la rareté de l’air porterait l’effroi dans une âme moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible qu’elle ne peut être entendue, si ce n’est par Naam, dont le cœur et l’esprit vigilant ont le sens de l’ouïe. Naam remonte rapidement les degrés et passe le corps à demi par l’ouverture pour prendre les nouveaux ordres de son maître.

« Avant de rentrer dans l’île, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver mon lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galère, au point du jour, vers la pointe opposée de l’île, de gagner le large vers le sud. Il y restera jusqu’au soir sans se rapprocher des écueils, quelque bruit qu’il entende au loin. Je lui donnerai, avec le canon du fort, l’ordre de sa rentrée. Va ; hâte-toi, et qu’Allah t’accompagne ! »

Naam disparaît de nouveau dans la spirale souterraine. Elle traverse les passages secrets ; de cave en cave, d’escalier en escalier, elle parvient enfin à une ouverture étroite, portique effrayant suspendu entre le ciel et l’onde, où le vent s’engouffre avec des sifflements aigus, et que de loin les pêcheurs prennent pour une crevasse inabordable, où les oiseaux de mer peuvent seuls chercher un refuge contre la tempête. Naam prend dans un coin une échelle de corde qu’elle attache aux anneaux de fer scellés dans le roc. Puis elle éteint sa lampe tourmentée par le vent, ôte sa robe de soie de Perse et son fin turban d’un blanc de neige. Elle endosse la casaque grossière d’un matelot, et cache sa chevelure sous le bonnet écarlate d’un Maniote. Enfin, avec la souplesse et la force d’une jeune panthère, elle se suspend aux flancs nus et lisses du roc perpendiculaire, et gagne une plate-forme plus voisine des flots, qui se projette en avant, et forme une caverne que la mer vient remplir dans les gros temps, mais qu’elle laisse à sec dans les jours calmes. Naam descend dans la grotte par une large fissure de la voûte, et s’avance sur la grève écumante. La nuit est sombre, et le vent d’ouest souffle généreusement. Elle tire de son sein un sifflet d’argent et fait entendre un son aigu auquel répond bientôt un son pareil. Quelques instants se sont à peine écoulés, et déjà une barque, cachée dans une autre cave de rocher, glisse sur les flots, et s’approche d’elle.

« Seul ? lui dit en langue turque un des deux matelots qui la dirigent.

— Seul, répond Naam ; mais voici la bague du maître. Obéissez, et conduisez-moi auprès d’Hussein. »

Les deux matelots hissent leur voile latine, Naam s’élance dans la barque et quitte rapidement le rivage. La signora Soranzo est à sa fenêtre ; elle a cru entendre le bruit des rames et le son incertain d’une voix humaine. Le lévrier fait entendre un grognement sourd, témoignage de haine.

« C’est Naama[1] tout seul, dit la belle Vénitienne ; Soranzo, du moins, repose cette nuit sous le même toit que sa triste compagne. »

L’inquiétude la dévore.

« Il est blessé ! il souffre ! il est seul peut-être ! Son inséparable serviteur l’a quitté cette nuit. Si j’allais écouter doucement à sa porte, j’entendrais le bruit de sa respiration ! Je saurais s’il dort. Et s’il est en proie à la douleur, à l’ennui des ténèbres et de la solitude, peut-être ne méprisera-t-il pas mes soins. »

Elle s’enveloppe d’un long voile blanc, et comme une ombre inquiète, comme un rayon flottant de la lune, elle se glisse dans les détours du château. Elle trompe la vigilance des sentinelles qui gardent la porte de la tour habitée par Orio. Elle sait que Naama est absent : Naama, le seul gardien qui ne s’endorme jamais à son poste, le seul qui ne se laisse pas séduire par les promesses, ni gagner par les prières, ni intimider par les menaces.

Elle est arrivée à la porte d’Orio, sans éveiller le moindre écho sur les pavés sonores, sans effleurer de son voile les murailles indiscrètes. Elle prête l’oreille, son cœur palpitant brise sa poitrine ; mais elle retient son souffle. La porte d’Orio est mieux gardée par la peur qu’il inspire que par une légion de soldats. Giovanna écoute, prête à s’enfuir au moindre bruit. La voix de Soranzo s’élève, sinistre dans le silence et dans les ténèbres. La crainte de se trahir par la fuite enchaîne la Vénitienne tremblante au seuil de l’appartement conjugal. Soranzo est en proie aux fantômes du sommeil. Il parle avec agitation, avec fureur, dans le délire des songes. Ses paroles entrecoupées ont-elles révélé quelque affreux mystère ? Giovanna s’enfuit épouvantée ; elle retourne à sa chambre et tombe consternée, demi-morte, sur son divan. Elle y reste jusqu’au jour, perdue dans des rêves sinistres.

Cependant une ligne incertaine encore traverse le linceul immense de la nuit et commence à séparer au loin le ciel et la mer. Orio, plus calme, s’est soulevé sur son chevet. Il se débat encore contre les visions de la fièvre ; mais sa volonté les surmonte, et l’aube va les chasser. Il ressaisit peu à peu ses souvenirs, il embrasse enfin la réalité.

Il appelle Naam ; la mandore de la jeune Arabe, suspendue à la muraille, répond seule par une vibration mélancolique à la voix du maître.

Orio repousse ses pesantes courtines, pose ses pieds sur le tapis, promène ses regards inquiets autour de l’appartement où tremble à peine la lueur du matin. La trappe est toujours baissée, Naam n’est pas de retour.

Il ne peut résister à l’inquiétude, il essaie ses forces, il soulève la trappe, il descend quelques marches ; il sent que son énergie revient avec l’activité. Il arrive à l’issue des galeries intérieures du rocher, là où Naam a laissé une partie de ses vêtements et l’échelle de cordes attachée encore aux crampons de fer. Il interroge les flots avec anxiété. Les angles du roc lui cachent le côté qu’il voudrait voir. Il voudrait descendre l’échelle, mais sa main blessée ne pourrait le soutenir dans cette périlleuse traversée. D’ailleurs, le jour augmente, et les sentinelles pourraient le remarquer, et découvrir cette communication avec la mer, connue de lui seulement et du petit nombre des affidés. Orio subit toutes les souffrances de l’attente. Si Naam est tombée dans quelque embûche, si elle n’a pu transmettre son message à Hussein, Ezzelin est sauvé, Soranzo est perdu ! Et si Hussein, en apprenant la blessure qui met Orio hors de combat, allait le trahir, vendre son secret, son honneur et sa vie à la république ! Mais tout à coup Orio voit sa galéace sortir sous toutes voiles de la baie, et se diriger vers le sud. Naam a rempli sa mission ! Il ne songe plus à elle. Il retire l’échelle et retourne dans sa chambre ; c’est Naam qui l’y reçoit. La joie du succès donne à Orio les apparences de la passion ; il la presse contre son sein ; il l’interroge avec sollicitude.

« Tout sera fait comme tu l’as commandé, dit-elle ; mais le vent ne cesse pas de souffler de l’ouest, et Hussein ne répond de rien si le vent ne change ; car,

  1. Naama est le masculin du nom propre de Naam (féminin).