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L’USCOQUE.

je ne sais quel orage intérieur. Tout d’un coup il éclata de rire, et ce rire âpre et mordant éveilla des échos lugubres dans les profondeurs de la salle.

« C’est sans doute l’Uscoque, dit-il en se tournant vers le commandant Léontio, que madame a vu en rêve, et que le noble comte a tué aujourd’hui en réalité.

— Sans aucun doute, répondit Léontio d’un ton grave.

— Quel est donc cet Uscoque, s’il vous plaît ? demanda le comte. Existe-t-il encore de ces brigands dans vos mers ? Ces choses ne sont plus de notre temps, et il faut les renvoyer aux guerres de la république sous Marc-Antonio Memmo et Giovanni Bembo. Il n’y a pas plus d’uscoques que de revenants, bon seigneur Léontio.

— Votre Seigneurie peut croire qu’il n’y en a plus, repartit Léontio un peu piqué ; Votre Seigneurie est dans la fleur de la jeunesse, heureusement pour elle, et n’a pas vu beaucoup de choses qui se sont passées avant sa naissance. Quant à moi, pauvre vieux serviteur de la très-sainte et très-illustre république, j’ai vu souvent de près les uscoques ; j’ai même été fait prisonnier par eux, et il s’en est fallu de quelques minutes seulement que ma tête fût plantée en guise de ferale à la proue de leur galiote. Aussi je puis dire que je reconnaîtrais un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans, corsaires, flibustiers ; en un mot, au milieu de toute cette racaille de gens qu’on appelle écumeurs de mer.

— Le grand respect que je porte à votre expérience me défend de vous contredire, mon brave commandant, dit le comte, acceptant avec un peu d’ironie la leçon que lui donnait Léontio. Je ferais beaucoup mieux de m’instruire en vous écoutant. Je vous demanderai donc de m’expliquer à quoi l’on peut reconnaître un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans ou flibustiers, afin que je sache bien à laquelle de ces races appartient le brigand qui m’a assailli aujourd’hui, et auquel, sans l’heure avancée, j’aurais voulu donner la chasse.

— L’uscoque, répondit Léontio, se reconnaît entre tous ces brigands, comme le requin entre tous les monstres marins, par sa férocité insatiable. Vous savez que ces infâmes pirates buvaient le sang de leurs victimes dans des crânes humains, afin de s’aguerrir contre toute pitié. Quand ils recevaient un transfuge et l’enrôlaient à leur bord, ils le soumettaient à cette atroce cérémonie, afin d’éprouver s’il lui restait quelque instinct d’humanité ; et, s’il hésitait devant cette abomination, on le jetait à la mer. On sait qu’en un mot la manière de faire la flibuste est, pour les uscoques, de couler bas leurs prises, et de ne faire grâce ni merci à qui que ce soit. Jusqu’ici les Missolonghis s’étaient bornés, dans leurs pirateries, à piller les navires ; et, quand les prisonniers se rendaient, ils les emmenaient en captivité et spéculaient sur leur rançon. Aujourd’hui les choses se passent autrement : quand un navire tombe dans leurs mains, tous les passagers, jusqu’aux enfants et aux femmes, sont massacrés sur place, et il ne reste même pas une planche flottant sur l’eau pour aller porter la nouvelle du désastre à nos rivages. Nous voyons bien les navires partis de la côte d’Italie passer dans nos eaux ; mais on ne les voit point débarquer sur celles du Levant, et ceux que la Grèce envoie vers l’Occident n’arrivent jamais à la hauteur de nos îles. Soyez-en certain, seigneur comte, le terrible pirate au turban rouge, que l’on voit rôder d’écueil en écueil, et que les pêcheurs du promontoire d’Azio ont nommé l’Uscoque, est bien un véritable uscoque, de la pure race des égorgeurs et des buveurs de sang.

— Que le chef de bandits que j’ai vu aujourd’hui soit uscoque ou de tout autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrangé la main droite à la vénitienne, comme on dit. Au premier abord, il m’avait paru déterminé à prendre ma vie ou à me laisser la sienne ; cependant cette blessure l’a fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite.

— A-t-il pris vraiment la fuite ? dit Soranzo avec une incroyable indifférence. Ne pensez-vous pas plutôt qu’il allait chercher du renfort ? Quant à moi, je crois que Votre Seigneurie a très-bien fait de venir mettre sa galère à l’abri de la nôtre ; car les pirates sont à cette heure un fléau terrible, inévitable.

— Je m’étonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la gravité de ce mal, n’ait point songé encore à y porter remède. Je ne comprends pas que l’amiral, sachant les pertes considérables que Votre Seigneurie a éprouvées, n’ait point envoyé une galère pour remplacer celle qu’elle a perdue, et pour la mettre à même de faire cesser d’un coup ces affreux brigandages. »

Orio haussa les épaules à demi, et d’un air aussi dédaigneux que pouvait le permettre l’exquise politesse dont il se piquait :

« Quand même l’amiral nous enverrait douze galères, dit-il, ses douze galères ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous aurions encore ici tout ce qu’il nous faudrait pour les réduire, si nous étions dans une situation qui nous permît de faire usage de nos forces. Mais quand mon digne oncle m’a envoyé ici, il n’a pas prévu que j’y serais captif au milieu des écueils, et que je ne pourrais exécuter aucun mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent seules se diriger. Nous n’avons ici qu’une manœuvre possible : c’est de gagner le large et d’aller promener nos navires sur des eaux où jamais les pirates ne se hasardent à nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils disparaissent comme des mouettes ; et pour les poursuivre parmi les récifs, il faudrait non-seulement connaître cette navigation difficile comme eux seuls peuvent la connaître, mais encore être équipés comme eux, c’est à-dire avoir une flottille de chaloupes et de caïques légères, et leur faire une guerre de partisans, semblable à celle qu’ils nous font. Croyez-vous que ce soit une chose bien aisée, et que du jour au lendemain on puisse s’emparer d’un essaim d’ennemis qui ne se poste nulle part ?

— Peut-être Votre Seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit Ezzelino avec un entraînement douloureux ; n’est-elle pas habituée à réussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises ?

— Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirigé contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pâle et moins triste, je vous en supplie ; car le noble comte, notre ami, croira que c’est moi qui vous empêche de lui témoigner l’affection que vous lui devez et que vous lui portez. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, ajouta-t-il d’un ton plein d’aménité, croyez, mon cher comte, que je ne m’endors pas dans le danger, et que je ne m’oublie point ici aux pieds de la beauté. Les pirates verront bientôt que je n’ai point perdu mon temps, et que j’ai étudié à fond leur tactique et exploré leurs repaires. Oui, grâce au ciel et à ma bonne petite barque, à l’heure qu’il est, je suis le meilleur pilote de l’archipel d’Ionie, et… Mais, ajouta Soranzo en affectant de regarder autour de lui, comme s’il eût craint la présence de quelque serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est absolument nécessaire à mes desseins. On ne sait pas quelles accointances les pirates peuvent avoir dans cette île avec les pêcheurs et avec les petits trafiquants qui nous apportent leurs denrées des côtes de Morée et d’Étolie. Il ne faut que l’imprudence d’un domestique fidèle, mais inintelligent, pour que nos bandits, avertis à temps, déguerpissent ; et j’ai grand intérêt à les conserver pour voisins, car nulle part ailleurs j’ose jurer qu’ils ne seront si bien traqués et si infailliblement pris dans leur propre nasse. »

En écoutant ces aveux, les convives furent agités d’émotions diverses. Le front de Giovanna s’éclaircit, comme si elle eût attribué aux absences et aux préoccupations de son mari quelque cause funeste, et comme si un poids eût été ôté de sa poitrine. Léontio leva les yeux au ciel assez niaisement, et commença d’exprimer son admiration par des exclamations qu’un regard froid et sévère de Soranzo réprima brusquement. Quant à Ezzelin, ses regards se portaient alternativement sur ces trois per-