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L’USCOQUE.

une galère, et partit à la rencontre des infidèles. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui se trouvèrent sur sa route furent attaqués, pillés, massacrés. En peu de temps sa petite galère devint la terreur de l’Archipel. À la fin de la campagne, il revint à Venise avec une brillante réputation de capitaine. Le doge, voulant lui témoigner la satisfaction de la république pour tous les services qu’il avait rendus, lui confia, pour l’année suivante, un poste important dans la flotte commandée par le célèbre Francesco Morosini. Celui-ci, qui l’avait vu en maintes occasions accomplir les plus étranges prouesses, enchanté de ses talents et de son audace, l’avait pris en grande amitié. Orio sentit d’abord tout le parti qu’il pouvait tirer de cette liaison pour son avancement personnel. Il ne négligea donc aucun moyen de la resserrer davantage, et, grâce à son esprit, il réussit à devenir d’abord le favori du général, et bientôt après son parent.

Morosini avait une nièce âgée d’environ dix-huit ans, belle et bonne comme un ange, sur laquelle il avait porté toutes ses affections, et qu’il traitait comme sa fille. Après la gloire de la république, rien au monde ne lui était plus cher que le bonheur de cette enfant adorée. Aussi lui laissait-il en tout et toujours faire sa volonté. Et lorsque, traitant son extrême complaisance de faiblesse dangereuse, on lui reprochait de gâter sa nièce, il répondait qu’il avait été mis sur la terre pour batailler contre les Turcs, et non contre sa bien-aimée Giovanna ; que les vieillards avaient bien assez de leur âge à se faire pardonner, sans y ajouter l’ennui des longs sermons et des tristes remontrances ; que d’ailleurs les diamants ne se gâtaient jamais, quoi qu’on fît, et que Giovanna était le plus précieux diamant de toute la terre. Il laissa donc à la jeune fille, dans le choix d’un mari comme dans toutes les autres choses, la plus complète liberté, ses grandes richesses lui permettant de ne pas regarder à la fortune de l’homme qu’elle voudrait épouser.

Parmi les nombreux prétendants qui s’étaient présentés, Giovanna avait distingué le jeune comte Ezzelino, de la famille des princes de Padoue, dont le noble caractère et la bonne renommée soutenaient dignement l’illustre nom. Toute jeune et tout inexpérimentée qu’elle fût, elle avait bien vite reconnu qu’il n’était pas poussé vers elle, comme tous les autres, par des raisons d’orgueil ou d’intérêt, mais bien par une tendre sympathie et un amour sincère. Aussi l’en avait-elle déjà récompensé par le don de son estime et de son amitié. Elle donnait même déjà le nom d’amour à ce qu’elle éprouvait pour lui, et le comte Ezzelino se flattait d’avoir allumé une passion semblable à celle qu’il nourrissait. Déjà Morosini avait donné son consentement à ce noble hyménée ; déjà les joailliers et les fabricants d’étoffes préparaient leurs plus précieuses et leurs plus rares marchandises pour la toilette de la mariée ; déjà tout le quartier aristocratique del Castello s’apprêtait à passer plusieurs semaines dans les fêtes. De toutes parts on ornait les gondoles, on renouvelait les toilettes, et c’était à qui se chercherait un degré de parenté avec l’heureux fiancé qui allait posséder la plus belle femme et ouvrir la maison la plus brillante de Venise. Le jour était fixé, les invitations étaient faites ; il n’était bruit que de l’illustre mariage. Tout d’un coup une nouvelle étrange circula. Le comte Ezzelin avait suspendu tous les préparatifs ; il avait quitté Venise. Les uns le disaient assassiné ; d’autres prétendaient que, sur un ordre du conseil des Dix, il venait d’être envoyé en exil. Pourquoi donnait-on à son absence des motifs sinistres ? Le bruit et l’agitation régnaient toujours au palais Morosini ; on continuait les apprêts de la noce, et aucune invitation n’était retirée. La belle Giovanna était partie pour la campagne avec son oncle ; mais au jour fixé pour la célébration de son mariage, elle devait revenir. Le général écrivait ainsi à ses amis, et les engageait à se réjouir du bonheur de sa famille.

D’un autre côté, des gens dignes de foi avaient récemment rencontré le comte Ezzelin aux environs de Padoue, se livrant au plaisir de la chasse avec une ardeur singulière, et ne paraissant nullement pressé de retourner à Venise. Une dernière version donnait à croire qu’il s’était retiré dans sa villa, et qu’enfermé seul et désolé il passait les nuits dans les larmes.

Que se passait-il donc ? Le peuple vénitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait là un beau thème pour les ingénieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa nièce ; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c’est qu’il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause mystérieuse cet hymen était-il rompu à la veille d’être contracté ? Et quel autre fiancé s’était donc trouvé là, comme par enchantement, pour remplacer tout à coup le seul parti qui eût semblé jusque-là convenable ? On se perdait en conjectures.

Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine ; mais, à la rapidité de sa marche et au bon air des gondoliers, on eut bientôt reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques désœuvrés qui se promenaient sur une barque dans les mêmes eaux suivirent cette gondole de près et virent le noble Morosini assis à côté de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d’Orio, il y avait tout un monde de délices, d’espérance et d’amour.

« En vérité ! s’écrièrent toutes les dames qui prenaient le frais sur la terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d’une heure dans le beau monde : Orio Soranzo ! ce mauvais sujet ! » Puis il se fit un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu arriver. Celles qui affectaient le plus de mépriser Orio Soranzo et de plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu’Orio était un homme irrésistible.

Un soir, Ezzelin, après avoir passé le jour à poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigué. La chasse avait été magnifique, et les piqueurs du comte s’étonnaient qu’une si belle partie n’eût pas éclairci le front de leur maître. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiements des chiens, auxquels l’écho répondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment où le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d’arriver quelques minutes avant lui, vint à sa rencontre, et, tenant d’une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui présenta de l’autre, en s’inclinant presque à terre, une lettre dont il était porteur. Le comte, qui d’abord avait jeté sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que prononçait l’envoyé. Il saisit la lettre d’une main convulsive, et, arrêtant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s’il eût voulu répondre à ce message par l’insulte et le mépris ; mais, se calmant presque aussitôt, il donna un sequin d’or à l’envoyé et descendit de cheval sur le pont même, se croyant à la porte de ses appartements, et laissant traîner dans la poussière les rênes de sa noble monture.

Il était enfermé depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son écuyer vint lui dire que le courrier, conformément aux ordres de ses maîtres, allait repartir pour Venise, et qu’auparavant il désirait prendre les ordres du noble comte. Celui-ci parut s’éveiller comme d’un rêve. À un signe qu’il fit, l’écuyer lui apporta de quoi écrire, et le lendemain matin Giovanna Morosini reçut des mains du courrier la réponse suivante :

« Vous me dites, madame, que des bruits de diverses natures circulent dans le public à propos de votre mariage et de mon départ. Selon les uns, j’aurais encouru la disgrâce de votre famille par quelque action basse ou quelque liaison honteuse ; selon les autres, j’aurais eu d’assez graves sujets de plainte contre vous pour vous faire l’affront de me retirer à la veille de l’hyménée. Quant au premier de ces bruits, vous avez trop de bonté, et vous prenez trop de soin, Madame. Je suis