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SUR LE DERNIÈRE PUBLICATION

SUR LA DERNIÈRE PUBLICATION

DE M. F. LA MENNAIS
(Article sur les Amschaspands et Darvands, tiré de la Revue indépendante.)

Au moment où le ministère allait subir à la chambre le grand assaut dont il est sorti sain et sauf, à ce qu’on assure, un écrivain anonyme du gouvernement, tout rempli de son sujet, et livré apparemment à de paniques terreurs, s’est élancé à la tribune du Journal des Débats pour nous apprendre que, si les passions ameutées se préparaient à ébranler ce pouvoir qui représente aujourd’hui en France l’ordre et la paix, c’était, après la faute de Voltaire et la faute de Rousseau (le vieux refrain est sous-entendu), la faute du livre de M. La Mennais. Par conséquent, s’écrie l’anonyme avec une emphase fort plaisante : « Il n’est pas inutile d’appeler l’attention du public sur son livre étrange qui vient d’être sournoisement jeté, avec un titre emprunté à une langue morte depuis deux mille ans, au milieu de la polémique des partis. »

Voilà certes un admirable début, ou bien l’anonyme ne s’y connaît pas ! Voyez-vous bien, lecteur ingénu, la sournoiserie de l’auteur des Paroles d’un Croyant ! emprunter son titre à une langue morte depuis deux mille ans ! Quelle perfidie ! Jeter sournoisement son livre dans les mains d’un éditeur, qui le jette dans celles du public plus sournoisement encore, lequel public le lit avec une sournoise avidité, tout cela au moment où les écrivains du gouvernement tressaillent, palpitent, perdent le sommeil et l’appétit dans l’attente du triomphe ou de la défaite du ministère ! Appelons donc bien vite l’attention du public sur cette ruse abominable. Apparemment le public ne s’apercevrait pas tout seul de l’apparition du livre et du coup qu’il va porter à la position des écrivains anonymes du gouvernement. Certainement M. La Mennais ne l’a pas fait dans un autre dessein. Il n’a pas eu autre chose en tête depuis qu’il a appelé, lui aussi, l’attention du monde entier sur les maux du peuple et l’esprit de l’Évangile, que de faire passer une mauvaise nuit, du 2 au 3 mars, aux partisans de M. Guizot ! Est-ce qu’il s’intéresse véritablement au peuple ? Qu’est-ce qui s’intéresse à cela, je vous le demande ? Est-ce qu’il se soucie le moins du monde de la justice et de la vérité ? Qui diable se soucie de pareilles balivernes par le temps qui court ? Non, tout cela n’est qu’un masque emprunté par M. La Mennais, l’écrivain le plus sournois du monde, comme chacun sait, pour ameuter les passions contre nous et les nôtres, pour donner l’assaut au seul pouvoir qui représente aujourd’hui en France l’ordre et la paix, pour nous désobliger, puisqu’il faut le dire.

« Ce livre a pour auteur (c’est toujours l’anonyme qui parle) M. La Mennais. » Premier grief : car, remarquez-le bien, Messieurs, si le livre n’était pas de M. La Mennais, le livre ne serait pas coupable ; et si M. La Mennais ne faisait pas de livres, on pourrait ne pas trop s’inquiéter de lui. Il ne sollicite pas d’emploi, il ne fait pas valoir le plus léger droit aux fonds appliqués à secourir les gens de lettres indigents ou endettés. Il ne brigue pas l’honneur d’enseigner le rudiment au plus petit prince de l’univers. Il ne marche sur les brisées de personne. Enfin, il n’est pas gênant de son naturel. Que ne se tient-il tranquille ? Quelle mouche le pique d’écrire des livres ? Pure sournoiserie de sa part !

Deuxième grief, j’allais presque dire deuxième chef d’accusation ; car cette belle période a la concision, la netteté, et surtout la sincérité d’un réquisitoire : « Ce livre a pour titre : Amschaspands et Darvands. » C’est ici, Messieurs, que les méchantes intentions de l’auteur se dévoilent. Les bons et les mauvais génies ! Qu’est-ce que cela signifie ? N’est-ce pas une insulte directe contre nous, qui ne voulons pas de génies, et de bons génies encore moins ? Si M. La Mennais, supprimant cette antithèse impertinente, avait intitulé son livre tout simplement en bon français, Chenapans et Pédants, cela eût été bien plus clair, et nous aurions compris ce qu’il voulait dire.

Troisième grief : « Ce livre a pour prétexte la réforme sociale. » Beau prétexte, en vérité ! Est-ce que nous nous payons d’une pareille monnaie, nous autres qui avons le monopole de ce prétexte-là ? Il ferait beau voir qu’on vînt nous le disputer, lorsque nous nous en servons si bien ! Allez, monsieur La Mennais (nous sommes forcés de vous appeler ainsi, puisque, perdant toute mesure et toute convenance, vous ne voulez point vous parer de l’anonyme) ! nous ne croirons jamais que votre réforme sociale soit un prétexte bon et sincère pour écrire. Nous avons nos raisons pour cela, et ce n’est pas à nous, anonymes brevetés de la réforme sociale, qu’il faut venir conter de pareilles sornettes !

Quatrième chef d’accusation : « Ce livre a pour sujet véritable… » Ici l’anonyme s’embarrasse, et avoue avec une surprenante bonhomie « qu’il a besoin de plus d’un détour pour dire quel est le sujet véritable du livre de M. La Mennais. » Mais nous-même nous suspendrons un instant cette curieuse analyse pour dire sans aucun détour à monsieur l’anonyme qu’il s’est mépris au début de son acte d’accusation, qu’il a fait un lapsus calami en écrivant qu’il allait appeler l’attention du public sur ce livre révolutionnaire, incendiaire et sournois. En effet, dans quelle contradiction n’êtes-vous pas tombé, si vous avez voulu appeler l’attention du public sur un livre dont tout le crime est d’être publié ! Vouliez-vous donc employer les chastes et pieuses colonnes du Journal des Débats à servir d’annonce au livre en question ? On le dirait presque, à voir la complaisance que vous avez mise à les couvrir de citations, dont plusieurs semblent être traduites de quelques fragments inédits de la Divine Comédie du Dante. Quant à nous, qui n’avions pas encore lu les Amschaspands et Darvands, s’il eût été possible que nous fussions dans la même ignorance des ouvrages précédents de l’auteur, votre long article, votre généreux appel à notre attention, et les heureuses citations que vous avez choisies, nous l’auraient fait lire avec empressement. Serait-ce que, malgré vous, et en dépit de la consigne, vous auriez cédé à l’entraînement, à l’instinct du beau, au souvenir douloureux d’avoir été ou d’avoir pu être homme de goût et de talent ? Oui, vraiment, vos extraits, ces spécimens que vous nous avez transcrits obligeamment, révèlent en vous un certain enthousiasme mal étouffé, et vous vous connaissez en beau style, car à cet égard, vous ne vous refusez rien.

Mais enfin il vous était défendu d’admirer, et vous avez blâmé. Il ne vous était pas ordonné sans doute d’offrir la prose de M. La Mennais à l’attention, c’est-à-dire à l’admiration du public : donc la plume vous a tourné dans les doigts en écrivant public ; c’était parquet que vous vouliez dire. Le mot commence par la même lettre. Ou bien peut-être que votre écriture n’est pas très-lisible, et que le prote des Débats se sera trompé. Mettons que c’est une faute d’impression, et n’en parlons plus.

Hélas ! de cette façon, votre exposition devient très-claire, votre procédé de citations très-logique. Ce sont les passages incriminés que vous signalez à l’attention