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LÉLIA.

mal est si contagieux que les anges mêmes y succombent. Quel orgueil insensé ira donc tenter un pareil sort ? Ah ! si jamais l’une de vous éprouve cette tentation, qu’elle s’examine bien elle-même, et elle verra que son prosélytisme n’est qu’un prétexte de la vanité. Il serait si beau de convertir don Juan ! il serait si glorieux de l’emporter sur toutes celles qui ont échoué ! Eh bien, vous êtes belle, vous êtes persuasive, vous êtes un être privilégié ; peut-être marquerez-vous dans la vie de don Juan. Il n’a jamais aimé la même femme plus d’un jour ; peut-être aura-t-il pour vous deux jours de fidélité. Ce sera un beau triomphe ; on en parlera. Mais que deviendrez-vous le troisième jour ? Oserez-vous vous présenter devant Dieu pour lui demander sa paix que vous possédiez et que vous avez aliénée pour l’honneur de posséder don Juan ? Vous aviez promis au Seigneur de lui ramener cette âme égarée ; et pourtant vous revenez seule, abattue, souillée. Votre âme a perdu sa virginité, votre beauté sa puissance, votre jeunesse son espoir. Le souffle de don Juan est sur vous. Faites pénitence ; il faudra beaucoup prier, beaucoup pleurer avant que cette tache soit lavée et que cette blessure ait fini de saigner. Mais quoi ! votre réconciliation avec Dieu vous épouvante ! vous craignez les reproches de la conscience, l’horreur de la solitude ! vous vous jetez dans le tumulte du monde ! Vous espérez vous enivrer et oublier votre mal. Mais le monde vous raille et vous dédaigne. Le monde est cruel, impitoyable. Vos larmes, qui eussent attendri le Seigneur, ne seront pour le monde qu’un sujet de risée. Alors il vous faut vaincre l’insolence du monde, et relever votre vanité froissée en cherchant de nouveaux triomphes. Il vous faut d’autres amours, vous ne pouvez pas rester seule et abandonnée. Vous ne pouvez pas être un objet de pitié pour les autres femmes. Il faut vous obstiner à soumettre don Juan. Retournez à lui ; votre persévérance l’enorgueillira, et, pendant un jour encore, vous croirez être au comble du bonheur et de la gloire. Mais avec don Juan, il est un lendemain inévitable. Un charme magique pèse sur lui, l’ennui le poursuit partout et le chasse de partout. Il le chassera de vos bras comme de ceux des autres. Suivez-le si vous l’osez !

« Mais non, faites mieux, abandonnez-vous à la colère, à la vengeance. Oubliez don Juan, prouvez-lui que vous êtes aussi forte, aussi légère que lui, cherchez un réparateur de votre affront, un consolateur à votre peine. Un autre don Juan se présentera, car il y en a beaucoup dans le temps où nous vivons. Il en viendra un plus beau, plus élégant, plus impudent que le premier. Celui-là ne vous eût pas cherchée alors que vous étiez pure. Il n’aime que le vice effronté ; et quand il saura que vous avez été profanée, il se flattera de vous trouver telle qu’il vous désire. Il vous poursuivra, il vous persuadera sans peine ; car il sait que c’est le dépit et non le besoin d’aimer qui vous attire à lui. Il a trop d’expérience pour croire à un amour que vous n’éprouvez pas, et lui, qui n’en éprouve pas davantage, il ne craindra pas de vous tromper par les plus absurdes promesses. Avec le premier vous aviez eu deux ou trois jours de tendresse, avec le second vous n’en aurez pas un seul.

« Je m’arrête ; c’est assez mettre sous vos yeux le tableau hideux de l’égarement et du désespoir. Détournez vos regards, ô mes douces et chastes compagnes ! élevez-les au ciel et voyez si les anges s’ennuient de la société de l’Éternel ! voyez si la légende est vraie et si les bienheureux abjurent leurs ineffables délices pour la société des hommes corrompus ! »

La belle Claudia pleurait…

Sténio n’entendit pas la fin du discours de l’abbesse. Elle avait, comme de coutume, ramené à elle tout son auditoire, et la gloire de don Juan était renversée. Comme il vit que, malgré l’attention qu’on donnait à l’abbesse, de temps en temps des regards incertains et curieux s’attachaient sur lui, il craignait d’être reconnu s’il sortait avec la foule. Il s’échappa sans bruit et revint chez lui quitter son travestissement, tout en roulant dans son esprit mille projets de vengeance, tous plus fous les uns que les autres.

LXIII.

À force de faire des projets, Sténio sortit sans s’être arrêté à aucun. Il avait repris les habits de son sexe, et sa toilette était des plus recherchées. Quand il eut marché longtemps, il se demanda ce qu’il allait faire ; il était près du couvent des Camaldules. Son instinct et sa destinée l’avaient porté là sans qu’il en eût conscience.

Autrefois, Sténio avait pénétré dans ce monastère. Pendant deux nuits il avait erré sur les terrasses, dans les cloîtres, autour des dortoirs. Il retrouva sans peine la cellule de Claudia, et, grimpant le long du berceau de jasmin qui entourait la croisée, il hésita s’il ne casserait pas un carreau pour entrer.

Sténio voulait à tout prix mortifier l’orgueil de Lélia. Ne pouvant le briser, il voulait au moins le tourmenter, et il se demandait sur qui porterait sa première tentative. Serait-ce sur Claudia, cette enfant qu’il avait trouvée jadis si bien disposée à l’écouter ? Elle était devenue une grande et belle personne, pleine de dignité, de raison et de piété sincère. Son éducation avait été le chef-d’œuvre de l’abbesse, car nulle âme n’avait été plus près de se corrompre, et nulle n’avait eu autant d’efforts à faire pour s’ouvrir à la droiture et à la sagesse. Claudia sentait le mal que lui avait fait sa première éducation, et, dans sa lutte avec les mauvaises influences du passé, elle avait été si effrayée de l’avenir que son caprice s’était changé en résolution inébranlable. Elle avait pris le voile. Elle était novice.

Quelle gloire pour Sténio, et quelle humiliation pour Lélia, s’il venait à bout d’arracher cette proie au prosélytisme ! Comme Claudia, dédaignée par lui chez la courtisane où elle était venue le chercher, et puis attirée ensuite à un rendez-vous où elle ne l’avait pas trouvé, et enfin arrachée à des résolutions sérieuses et à une jeunesse mûrie par la réflexion, serait une belle conquête à afficher ! Peut-être en ce moment la fière abbesse racontait aux vieilles nonnes qu’elle avait reconnu, dans l’orateur femelle de la conférence, un fat qu’elle s’était plu, dans sa réponse, à persifler et à humilier ! Peut-être, le lendemain, grâce au caquet des nonnes, on saurait dans toute la ville le triomphe d’éloquence que Sténio était venu procurer à Lélia. Il lui fallait une aventure scandaleuse pour mettre les rieurs de son côté. Mais serait-ce Claudia, serait-ce Lélia elle-même que Sténio attaquerait de préférence ?

Suspendu au barreaux de la cellule, il distinguait, à la faible lueur d’une lampe allumée devant l’image de la Vierge, une forme blanche élégamment jetée sur une couche étroite et basse. C’était la belle Claudia dormant sur son lit en forme de cercueil. Son sommeil n’était pas parfaitement calme. De temps en temps un soupir profond, vague réminiscence du chagrin, de la crainte ou du repentir, venait soulever sa poitrine. Son bandeau s’était dérangé, et ses longs cheveux noirs, dont elle devait bientôt, comme Lélia, faire le sacrifice, retombaient sur son bras d’albâtre, mal caché par une large manche de lin.

La beauté de cette fille avait tellement augmenté depuis le temps où Sténio l’avait connue, son attitude était si gracieuse, il y avait en elle un si singulier mélange de volupté instinctive luttant encore, quoique faiblement, contre la chasteté victorieuse, que Sténio, troublé, oublia ses projets et ne songea qu’à la désirer pour elle-même. Mais ce soupir, qui de temps en temps échappait à Claudia comme une note mystérieuse exhalée vers le ciel, causait un effroi involontaire à ce débauché. Les malédictions que Lélia avait données à don Juan lui revenaient aussi en mémoire et ne lui semblaient plus des attaques personnelles contre lui. « Après tout, se dit-il en regardant le sommeil virginal de Claudia, cette homélie ne peut m’avoir été adressée. Je ne suis point un roué ; je suis libertin, mais non pas lâche ni menteur. Je vis des femmes débauchées, et je n’ai pas une grande opinion de la vertu des autres ; mais je ne cherche pas à