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LÉLIA.

Église, que j’ai servie jadis avec une candeur enthousiaste. Ce parfum de mes jeunes années, cette aveugle confiance, cette foi exaltée, ne peuvent plus rentrer dans mon âme ; je n’y songe pas, et je suis calme, parce que je crois avoir trouvé, sinon la vraie sagesse, du moins le droit chemin vers mon progrès individuel, en embrassant, faute de mieux, cette forme particulière de la religion universelle. J’ai cherché l’expression la mieux formulée de cette religion de l’idéal dont j’avais besoin. Je ne l’ai pas trouvée parfaite ici, mais je l’ai trouvée supérieure à toutes les autres, et je me suis réfugiée dans son sein sans me soucier beaucoup de son avenir. Elle durera toujours plus que nous, Monseigneur, et l’existence morale de l’humanité se soutiendra par des secours providentiels qu’il ne nous est peut-être pas donné de prévoir aussi facilement que vous l’imaginez. Je n’ose me fier à mes instincts ; j’ai trop souffert du doute pour vouloir porter sur les générations futures un regard investigateur. Je craindrais de m’épouvanter encore, et je m’agenouille humblement dans le présent, priant Dieu de m’éclairer sur les devoirs de ma tâche éphémère. Je ferai ce que je pourrai ; ce sera peu, mais, comme dit Trenmor, Dieu fera fructifier le grain s’il le juge digne de sa bénédiction. Je ne puis pas me dissimuler que nous traversons des temps de transition entre un jour qui s’éteint, et une aube qui s’allume incertaine encore et si pâle, que nous marchons presque dans les ténèbres. J’ai eu de grandes ambitions de certitude que la fatigue et la douleur ont refroidies. J’attends en silence et le cœur brisé, résolue du moins de m’abstenir du mal et abdiquant l’espoir de toute joie personnelle, parce que la corruption des temps et l’incertitude des doctrines ont rendu tous nos droits illégitimes et tous nos désirs irréalisables. Il y a quelques années, n’ayant pas de conviction arrêtée sur les devoirs civils et religieux, voyant bien les défauts de ces deux législations et ne sachant où en trouver le remède, j’osai chercher ma lumière dans l’expérience, et je m’abandonnai au plus noble instinct qui fût en mon âme, à l’amour. Ce fut une expérience funeste. J’y sacrifiai mon repos en ce monde, ma force sociale, c’est-à-dire la pureté de ma réputation. Que m’importait l’opinion des hommes ? Je voulais marcher vers l’idéal, et je me croyais sur le chemin ; car je sentais tressaillir dans mon cœur mes plus nobles facultés, le dévoûment, la fidélité, la confiance, l’abnégation. Je ne fus point secondée. Je ne pouvais pas l’être. Les hommes de mon temps pensaient, sentaient et agissaient d’après leur ancienne loi, et ma loi nouvelle, toute d’instinct et de divination, ne pouvait pas être comprise et développée. Je succombai à la peine, et, brisée par le désespoir, j’errai trop longtemps dans un labyrinthe de vœux et d’espérances contraires, jusqu’au jour où, sur le point de succomber à la tentation d’un nouvel essai, je fus ramenée à la force et à la lumière par le spectacle de la faiblesse et de l’aveuglement. Alors j’ai osé croire que j’avais marché plus vite que l’humanité, et que je devais porter la peine de mon impatience. L’hyménée tel que je le conçois, tel que je l’eusse exigé, n’existait pas encore sur la terre. J’ai dû me retirer au désert et attendre que les desseins de Dieu fussent arrivés à leur maturité. J’avais sous les yeux le déplorable exemple d’une sœur, douce comme moi d’un grand instinct d’indépendance et d’un immense besoin d’affection, tombée dans les abîmes du vice pour avoir osé chercher la réalisation de son rêve. Je n’avais pas de choix entre son sort et celui que je viens d’embrasser. J’ai choisi le cloître ; mais c’est le cloître et non pas l’Église qui m’a adoptée, ne vous y trompez pas, Monseigneur. Ce n’est pas la gloire d’une caste qui peut faire le sujet de mes rêveries et devenir le but de mes travaux ; c’est le salut d’une moitié de l’humanité qui m’occupe et me tourmente. Hélas ! c’est le salut de l’humanité tout entière, car les hommes souffrent autant que les femmes de l’absence d’amour, et tout ce qu’ils essaient de mettre à la place, l’ambition, la débauche, la domination, leur crée des souffrances et des ennuis profonds, dont ils cherchent et méconnaissent la cause. Ils croient qu’en resserrant nos liens ils ranimeront nos feux, ils les voient s’éteindre chaque jour davantage, sans se douter qu’il ne s’agirait que de nous délier du joug brutal pour nous ramener au joug volontaire et sacré. Puisqu’ils ne veulent pas le faire, c’est à nous de les y forcer. Mais comment y parviendrons-nous ? Sera-ce en nous précipitant chaque jour dans les bras d’une idole que nous briserons le lendemain ? Non ! car, à ce compte, nous nous briserions bientôt nous-mêmes. Sera-ce en engageant une lutte scandaleuse au sein de l’hyménée ? Non ! car les lois nous refusent leur protection, et nos enfants sont souvent immolés dans ces luttes. Sera-ce enfin en nous livrant au désordre, en trompant nos maîtres, en trahissant sans cesse les objets de notre désir éphémère ? Non ! car nous éteindrions de plus en plus la flamme sacrée ; elle disparaîtrait de la face de la terre. Nous deviendrions aussi athées en amour que les hommes ; et alors de quel droit nous plaindrions-nous d’être soumises à l’empire de la force ?

Eh bien, il est un seul moyen de travailler à notre délivrance : c’est de nous renfermer dans une juste fierté ; c’est de suspendre, comme les filles de Sion, nos harpes aux saules de Babylone, et de refuser le cantique de l’amour aux étrangers nos oppresseurs. Nous vivrons dans le deuil et dans les larmes, il est vrai, nous nous ensevelirons vivantes, nous renoncerons aux saintes joies de la famille aussi bien qu’aux enivrements de la volupté ; mais nous garderons la mémoire de Jérusalem, le culte de l’idéal. Par là, nous protesterons contre l’impudeur et la grossièreté du siècle, et nous forcerons ces hommes, bientôt las de leurs abjects plaisirs, à nous faire une place nouvelle à leurs côtés, et à nous apporter en dot la même pureté dans le passé, la même fidélité dans l’avenir qu’ils exigent de nous.

Voilà ma pensée, Monseigneur. J’ai voulu, la première dans ce but, suspendre ma harpe désormais muette pour les enfants des hommes ; et je crois qu’à mon exemple d’autres femmes sages viendront pleurer avec moi sur les collines. J’ai voulu avoir autorité parmi ces femmes, afin de leur faire comprendre l’importance et la solennité de leur vœu. En ceci, Monseigneur, je suis dans l’esprit du plus pur christianisme, et je ramène l’esprit monastique à celui de sa première institution. Rappelez-vous ces âges troublés et malheureux qui précédèrent et suivirent la révélation encore peu répandue et mal formulée de l’Évangile ; souvenez-vous de ces Esséniens que Pline nous dépeint rassemblés aux bords de la mer Caspienne : nation féconde où personne ne naît et où personne ne meurt, race solitaire, compagne des palmiers ! Songez à ces pères du désert, à ces saintes femmes cénobites, à saint Jean le poëte inspiré, à saint Augustin rassasié des joies de la terre et affamé de la vie céleste ! Le dégoût qui poussa tous ces disciples de l’idéal au fond des thébaïdes, l’inquiétude qui les faisait errer dans les jardins solitaires, l’ascétisme qui les retenait confinés dans leurs cellules, n’était-ce pas l’impossibilité de vivre de la même vie que ces générations funestes au sein desquelles ils avaient été jetés ? Voulaient-ils poser un principe absolu, universel, éternel, l’excellence de la virginité, la nécessité du renoncement ? Non, sans doute ; il savaient bien que l’humanité ne peut ni ne doit vouloir son suicide ; mais ils s’immolaient en holocaustes devant le Seigneur, afin que les hommes, témoins de leur mémorable agonie, rentrassent en eux-mêmes et sentissent la nécessité de se convertir.

Le cloître me parait donc, aujourd’hui comme alors, un refuge contre l’orage, un asile contre les loups dévorants. Le cloître, placé sous la protection de l’Église, doit reconnaître l’autorité et pratiquer la discipline de l’Église. Il peut et doit se recruter, non plus parmi les filles disgraciées de la nature ou de la fortune, mais parmi l’élite des vierges et des veuves. Il a une autre mission encore, c’est de donner une éducation pieuse à un plus grand nombre, sans les enchaîner à jamais. Là, il me semble qu’elles devraient recevoir de tels enseignements qu’elles ne les missent jamais en oubli, et qu’elles pussent y puiser la force et la dignité dont elles auront besoin dans le cours de la vie. Peut-être est-il