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LÉLIA.

plus une patrie où l’héritage enchaîne les âmes et baptise les initiations ; c’est un atelier où chaque mercenaire vient recevoir le paiement de son travail, sauf à mépriser secrètement ses engagements. Et de là, l’hypocrisie, ce vice abominable dont la seule idée répugne à toute âme honnête, mais sans lequel le clergé n’eût pu se maintenir jusqu’ici comme il l’a fait tant bien que mal, à travers mille désordres, mille mensonges et mille bassesses dont l’Église a été forcée de garder le secret, au lieu de rechercher et de punir : grand témoignage de faiblesse et de dissolution !

J’ai dû vous donner ces explications pour me justifier sous un certain rapport. Je ne crois pas à la sainteté absolue du célibat. Notre Seigneur le Christ en a prêché l’excellence, sans en consacrer l’obligation ; et il en a prêché l’excellence aux hommes abrutis par l’abus des jouissances grossières, aux hommes qu’il est venu instruire et civiliser. S’il a investi ses apôtres d’une éternelle autorité, c’est que, dans les prévisions de sa sagesse infinie, il savait qu’un jour viendrait où le célibat serait dangereux à son œuvre divine, et où les successeurs des apôtres auraient mission de l’abolir. Ce jour est venu, j’en suis certain, et l’Église ne tardera pas à le proclamer. En attendant, nous manquons à nos vœux. Sommes-nous excusables ? Non, sans doute ; car notre doctrine sainte est la doctrine d’une perfection idéale vers laquelle nous devons tendre sans cesse, quoi qu’il nous en coûte ; et ici la vertu, la perfection consisteraient, dans la position difficile où nous sommes, à sacrifier nos penchants et à vivre irréprochables dans l’attente d’une sanction à nos instincts légitimes. Cette faiblesse misérable qui m’empêche d’agir ainsi, je la réprouve, je m’en accuse. Condamnez-la, ma sainte ! mais, ô mon Dieu ! ne me confondez pas avec ces impudents vulgaires qui s’en vantent, ou avec ces lâches menteurs qui s’en défendent. Cette sorte de fourberie n’est plus possible aujourd’hui qu’aux derniers des hommes. Pour peu que nous nous sentions quelque chose dans l’âme, nous savons bien que la partie importante de notre œuvre en ce monde n’est pas de promener par les rues une face pâle et des regards abaissés vers la terre, afin de frapper les hommes de terreur et de respect, comme les fanatiques de l’Inde ou les moines du moyen âge. Nous faisons bon marché de ces austérités, et surtout de la crédule vénération dont elles étaient jadis l’objet. Nous avons d’autres travaux à accomplir, d’autres enseignements à donner, un nouveau développement à imprimer. Nous sommes, ou du moins nous devons être les instigateurs à la vie, et non pas les gardiens de la tombe.

Et cependant nous taisons nos faiblesses, direz-vous ! Nous n’avons pas le courage de proclamer ce droit que nous nous arrogeons individuellement et dont l’exercice hardi serait un énergique appel à de nouvelles institutions. Mais cela, nous ne pouvons pas le faire, puisque nous ne voulons pas nous séparer du corps de l’Église, et perdre nos droits de citoyens dans les assemblées de la cité sainte. Nous subissons la souffrance et la gêne de cette position fausse où nous place l’obstination ou l’incurie de notre législation. Et nous ne sommes pas des fourbes pour cela ; car nous trouverions aujourd’hui plus d’encouragement à nos désordres que nous ne rencontrions jadis d’antipathie et d’intolérance pour nos faiblesses. Oui, je vous l’assure, moi qui connais bien le monde et les hommes dispensateurs des arrêts de l’opinion, on aime mieux chez nous les mœurs faciles, dissolues même, que l’austérité farouche ; parce que nos égarements marquent l’ivresse du progrès, tandis que leur vertu ne témoigne qu’une opiniâtreté rétrograde.

Ne m’accusez donc pas de lâcheté, au nom du ciel ! ma sœur, car il faut plus de courage aujourd’hui pour se taire que pour se dévoiler. Accusez-moi de faiblesse sous d’autres rapports, j’y consens. Oh ! oui, blâmez-moi de n’être pas le disciple pratique de l’idéal, et de vivre ainsi en contradiction avec moi-même. Il me semble que vous pouvez me ramener à la vertu ; car vous me la faites chérir chaque jour davantage, ô noble pécheresse, retirée à la thébaïde pour contempler et pour prophétiser ! Hélas ! parlez-moi, donnez-moi du courage et priez pour moi, vous que Dieu chérit !

Adieu ! Je reçois à l’instant même l’autorisation de vous proposer pour abbesse à votre communauté. Cette proposition équivaut à un ordre. Vous voilà donc princesse de l’Église, Madame. Il faut maintenant servir l’Église. Vous le pouvez, vous le devez. Tout votre sexe a les yeux sur vous !

LVI.

Dieu vous récompensera de ce que vous avez fait. Il enverra le calme à vos nuits et la force à vos jours. Je ne vous remercie pas. Loin de moi la pensée d’attribuer à une condescendance de l’amitié ce que vos nobles instincts vous prescrivaient de faire, Monseigneur. Vous avez une belle renommée parmi les hommes, mais vous avez une gloire plus grande dans les cieux, et c’est devant celle-là que je m’incline.

Vous voulez que je réponde à des questions délicates, et que je me prononce sur des choses qui dépassent peut-être la portée de mon intelligence. J’essaierai pourtant de le faire ; non que j’accepte ce rôle imposant de confesseur dont vous voulez m’investir, mais parce que je dois à l’admiration que votre caractère m’inspire, d’épancher mon cœur dans le vôtre avec une entière sincérité.

Je ne me permets pas de vous blâmer sous certains rapports que vous m’appelez à juger ; mais je m’afflige, parce que là je vous vois en contradiction avec vous-même. Vous le sentez bien, puisque vous ne cherchez pas à vous défendre, mais seulement à vous excuser. Oui, sans doute, vous êtes excusable. Dieu nous préserve de méconnaître la liberté sacrée de notre conscience et le droit de reviser les institutions religieuses que Jésus nous a léguées comme une tâche incessante, pour les agrandir et non pour les immobiliser ; mais ce droit de la conscience a ses limites dans l’application individuelle ; et peut-être, si vous songiez sérieusement à poser ces limites, la contradiction dont vous souffrez cesserait d’elle-même et sans effort. Il me semble que, quand nos actions se trouvent en désaccord avec nos principes, on peut en conclure que ces principes sont encore chancelants. Du moins, pour les hommes de votre trempe, la certitude des idées doit gouverner les instincts si impérieusement, que, le principe du devoir une fois établi, la pratique de ce devoir devienne facile, nécessaire même, et qu’on n’aperçoive plus la possibilité d’y manquer. Voyons donc ensemble, Monseigneur, si ce n’est pas un grand mal d’user d’avance d’une liberté que l’Église n’a pas sanctionnée, quand on persiste à se tenir dans le sein de l’Église, et si les hommes qui ne jugent que sur les faits ne seraient pas en droit de vous adresser ce reproche de duplicité que vous craignez tant, et que vous méritez cependant si peu quand on sait le fond de votre âme.

Vous êtes beaucoup moins catholique que moi dans un sens, Monseigneur, et vous l’êtes beaucoup plus dans l’autre, Je me suis rattachée à la foi romaine par système et par une sorte de conviction qui ne peut jamais être taxée d’hypocrisie, puisque je suis résolue à me conformer strictement à toutes ses institutions. Vous vous en détachez par ce côté : vous violez ses commandements, et pourtant vous êtes lié de cœur à l’Église, vous l’avez épousée, si je puis parler ainsi, par inclination, tandis que moi j’ai contracté avec elle un mariage de raison. Vous croyez à son avenir, et vous ne concevez le progrès de l’humanité qu’en elle et par elle. Elle vous blesse, vous contrarie et vous irrite, vous voyez ses taches, vous signalez ses torts, vous constatez ses erreurs, mais vous ne l’en aimez pas moins pour cela, et vous préférez sacrifier à son obstination le repos, et (pardonnez-moi ma franchise) la dignité de votre conscience, plutôt que de rompre avec cette épouse impérieuse que vous chérissez.

Il n’en est pas ainsi de moi. Permettez-moi de continuer ce parallèle entre vous et moi, Monseigneur ; il m’est nécessaire pour me bien expliquer. Je suis rentrée sans ferveur et sans transport dans le giron de cette