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LÉLIA.

monde, songez, Madame, que ce que vous demandez est quelque chose !

— C’est quelque chose si je suis capable de quelque bien ; sinon, ce n’est rien du tout, Monseigneur. Est-ce donc la pourpre de votre vêtement qui vous élève au-dessus du commun des prêtres ? Que voulez-vous que je fasse d’une croix d’or ou d’une crosse d’argent, si aucun moyen d’élever mon âme n’est attaché à ces frivoles joyaux ? N’en ai-je pas possédé de plus riches, et, comme la plupart des femmes, ne pouvais-je pas me contenter de cette vanité ?

— Il est vrai, Madame : aussi vous serez abbesse.

— Dites-moi que je le suis, Monseigneur ; autrement je vous répondrai que je ne le serai jamais.

— Sœur Annunziata, vous êtes étrangement impérieuse !…

— Oui, Monseigneur, parce que j’ai pour le côté puéril et mesquin de ces choses tout le mépris que vous en avez eu vous-même. Je ne crains pas d’exiger ce qui peut m’être refusé ; car aucun regret, aucune déception ne seront attachés pour moi à ce refus. Je ne suis pas venue ici pour ouvrir une carrière quelconque à mon ambition. J’y suis venue pour fuir le monde et vivre dans le recueillement. Je ne suis propre à aucun détail de ménage, à aucune occupation subalterne ; je n’en veux pas, parce que je m’y conduirais mal, soit que j’y portasse un amour de l’ordre qui me rendrait toute contradiction insupportable, soit que je fusse capable de m’y endormir dans une nonchalance qui rétrécirait mes idées et abaisserait mon caractère. Vous ne voulez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?

— Non, certes ! répondit le prélat avec émotion. Cette grande intelligence et ce grand caractère me sont sacrés. Peut-être suis-je le seul à les comprendre. J’ai du moins la vanité de les avoir devinés le premier, et je surveille ces dons du ciel avec la jalousie d’un père ou d’un frère. Ce sont des trésors dont le Seigneur m’a rendu, pour ainsi dire, dépositaire, et dont il me demandera compte un jour. Je veillerai donc à ce qu’ils soient dépensés pour sa gloire. Ô Lélia ! vous pouvez beaucoup ; je le sais ; aussi je ferai beaucoup pour vous, n’en doutez pas !

— Eh bien, quoi ? dit Lélia.

— Vous serez aujourd’hui la seconde ici, et demain vous serez la première.

— C’est-à dire que je serai le ministre d’une volonté étrangère jusqu’à ce que la mort ait éteint cette volonté ? Non, Monseigneur.

— Eh quoi ! vous serez la dispensatrice des aumônes, la mère des pauvres, le refuge des affligés ; vous pourrez répandre l’or à pleines mains sur les objets de votre sollicitude !…

— N’étais-je pas libre de le faire avant d’apporter ici mes richesses ? N’ai-je pas fait tout le bien qu’on peut faire avec de l’argent ? N’est-ce pas un plaisir sur lequel je suis blasée ? D’ailleurs, quand même ce mode d’action charitable me conviendrait, l’emploi des richesses de ce couvent peut-il être jamais soumis à la décision de celle qui porte le titre de trésorière ?

— L’abbesse elle-même ne peut disposer de rien sans l’aveu d’un conseil supérieur.

— Ce n’est donc pas là ce que je veux, Monseigneur, vous le savez bien. Je ne veux pas seulement donner du pain aux pauvres, je veux donner de l’instruction aux riches ; je veux que leurs enfants reçoivent le pain de vie, c’est-à-dire des idées et des principes comme on ne s’est jamais avisé de les leur donner. Vous avez ouvert à leurs fils des écoles libérales, vous avez encouragé le développement de leur intelligence et poursuivi avec ardeur la moralisation de leurs travaux. Vous savez que je pourrais et que je saurais en faire autant pour leurs filles. Vous m’en avez donne l’idée ; vous avez exigé de moi la promesse de m’y employer avec courage, dévoûment et persévérance. Mais vous savez mes conditions : point d’emploi intermédiaire, point de postulat entre le doux repos du rang le plus obscur et les soucis honorables du rang le plus élevé.

— Eh bien, Madame, vous serez abbesse, mais songez que nous jouons gros jeu ; songez qu’à nous deux, ma sœur, nous faisons secrètement un schisme dans l’Église. L’Eglise, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, ne comprend pas très-bien sa mission. Les clefs de saint Pierre ne sont pas toujours dans les mains les plus habiles. Je ne sais si elles ouvrent les portes du ciel, mais je crois qu’elles ferment les portes de l’Église, et qu’elles repoussent du catholicisme toute grandeur, toute lumière, toute distinction intellectuelle. Préoccupé du soin frivole et dangereux de garder dans leur intégrité la lettre des derniers conciles, on a oublié l’esprit du christianisme, qui était d’enseigner l’idéal aux hommes et d’ouvrir le temple à deux battants à toutes les âmes, en ayant soin de placer l’élite dans le chœur. On a, tout au contraire, agi de telle sorte que la plèbe grossière est assise au pied de l’autel, et que le patriciat intellectuel est debout à la porte, si bien à la porte qu’il se retire et ne veut plus rentrer. Nous deux, ma sœur, qui voulons replacer chacun à son rang, et subordonner l’ignorance aux conseils de la raison, la superstition aux enseignements de la vraie piété, pensez-vous que nous l’emporterons sur un corps aussi étroitement uni que cette coterie de malheur qu’il leur plaît d’appeler une Église ?

— Je l’ignore absolument, Monseigneur ; si je l’ai cru un instant, c’est que vous avez travaillé à me le faire croire.

— Eh quoi ! vous ne me rassurez pas autrement, Madame ? Je suis effrayé. Quelquefois mon âme succombe sous le poids des ennuis et de la crainte. Peut-être après une vie de travaux assidus et de fatigues desséchantes, me chasseront-ils comme un serviteur inutile, ou me tiendront-ils à l’écart comme un allié dangereux ! Ne trouverai-je dans votre âme comme dans la mienne, à ces heures de triste pressentiment, que doute et langueur ? Une grande et sainte amitié ne me consolera-t-elle pas des maux auxquels mon cœur est en proie ?

La camaldule et le prélat se regardèrent fixement avec un calme qui jeta secrètement un peu d’effroi dans l’âme de l’un et de l’autre. Puis, comme deux aigles qui, avant de s’attaquer, ont hérissé leurs plumes et mesuré leurs forces, chacun resta sur la défensive. Lélia s’abstint de faire sentir au prince de l’Église qu’il s’agissait entre eux de relations plus sérieuses qu’il ne l’imaginait peut-être, et le cardinal comprit de reste que ni l’ambition de commander à ses compagnes ni l’admiration qu’il était, à plusieurs égards, en droit d’espérer d’elle, ne donnerait le change aux idées austères et aux froides résolutions de la religieuse. Il battit donc en retraite sur-le-champ, avec toute la prudence et la dignité d’un général habile ; et, en vainqueur sage et courtois, Lélia feignit de n’avoir pas compris son attaque. Ce regard, échangé entre eux, avait suffi pour asseoir à tout jamais leur position relative. C’était le premier regard que, depuis un an de trouble et d’incertitude, le prince avait osé attacher sur les yeux noirs de Lélia. Jusque-là, il avait craint de perdre sa confiance et de la voir quitter le couvent. Désormais enchaînée, peut-être ambitieuse, elle lui avait semblé moins redoutable. Mais, au premier choc, il vit qu’à l’exemple des grands vaincus son orgueil augmentait dans les fers.

Monseigneur Annibal n’était point un homme ordinaire. S’il avait de fortes passions, il avait une grande âme pour les y loger. Les objets de sa convoitise pouvaient devenir, en tombant sous sa puissance, les objets de son mépris ; mais ils pouvaient, en se refusant à ses atteintes, n’avoir point à craindre un lâche dépit. C’était l’homme de son temps, et nullement celui du passé ; homme plein de vices et de grandeur, de faiblesses et d’héroïsme. Attaché aux biens et aux jouissances terrestres par l’éducation et par l’habitude, il avait pourtant l’instinct et le culte de l’idéal. Il n’y marchait pas par les droits chemins, cela n’était plus en son pouvoir ; mais, au milieu d’une carrière désordonnée, le sentiment de l’avenir était venu comme une révélation prophétique s’emparer de lui et le pousser aux grandes choses. Les mauvaises ternissaient encore l’éclat de sa vie, mais elles ne l’entravaient pas. Quiconque ne voyait