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LÉLIA.

parents ! J’avais respecté l’innocence de la petite Claudia, je ne saurais respecter l’orgueil de la famille… Oui, je suis capable de l’épouser, afin de les faire rougir de l’alliance d’un poëte… Mais avec quoi la ferais-je vivre ? Non, le ciel lui réserve un noble époux ! Il est dans ses destins, quoi qu’il arrive, d’être princesse, à la grande édification de la cour et de la ville. Eh bien, puisque cette condition suprême lui est assurée, qu’elle profite donc de sa jeunesse et des avantages attachés à son rang ! Cette fleur se conservera-t-elle intacte à l’ombre d’un cloître, pour aller orner l’écusson rouillé d’un vieux chevalier et se flétrir sous ses laides caresses ? Ne faudra-t-il pas que, tôt ou tard, quelque page discret ou quelque habile confesseur… Déjà peut-être ! Oh ! l’ermite Magnus a choisi sa thébaïde bien près du couvent des Camaldules !…Si je le croyais, à l’instant même… Pardon, Pulchérie, mille idées folles se croisent dans mon cerveau. Peut-être m’as-tu versé trop de malvoisie ce soir ; mais cette nuit ne se passera pas sans que j’aie accompli ou tenté du moins quelque joyeuse aventure. Voyons ! tu vas me déguiser en femme, et nous invoquerons le comte Ory, de glorieuse mémoire. Ne sommes-nous pas en carnaval ?

— Gardez-vous de songer à une telle folie, dit la Zinzolina effrayée ; la moindre imprudence peut vous rendre suspect, et les Bambucci sont tout-puissants sur ce petit coin de terre qu’ils appellent leur État. Le prince, bien loin de marcher sur les traces de l’aimable épicurien son père, est un dévot farouche qui fait sa cour au pape au lieu de la faire aux femmes. S’il te croyait assez audacieux pour songer seulement à sa sœur, sois sûr qu’à l’instant même il te ferait arrêter. Tu n’es pas en sûreté ici, Sténio ; tu n’es en sûreté nulle part maintenant sous notre beau ciel. Je te l’ai dit, il faut aller vers le nord pour échapper aux soupçons qu’a éveillés ton absence.

— Laisse-moi tranquille, Zinzolina, dit Sténio avec humeur, et garde tes considérations politiques pour un jour où le vin me portera au sommeil. Aujourd’hui il me porte aux grandes entreprises, et je veux être un héros de roman, tout comme un autre, une fois dans ma vie.

— Sténio ! Sténio ! dit Pulchérie en s’efforçant de le retenir, penses-tu qu’on ignore longtemps les motifs qui t’ont fait partir subitement il y a trois mois ! Tu vois bien que tu ne peux me les cacher à moi-même ; ne sais-je pas que tu as été te joindre à ces insensés qui ont voulu…

— Assez, Madame, assez ! dit Sténio brusquement, vous m’avez assez fatigué de vos questions.

— Je ne t’en ai fait aucune, Sténio ; cette cicatrice encore fraîche à ton front, cette autre à ta main… Ah ! malheureux enfant, tu ne cherchais que l’occasion de mourir. Le ciel ne l’a pas voulu, respecte ses arrêts, et ne va pas maintenant de gaieté de cœur… »

Sténio ne l’entendait pas, il était déjà sous le péristyle du palais, ne songeant qu’au projet téméraire qui s’était emparé de son imagination.

« Je t’en demande bien pardon, ô morale ! s’écria-t-il en s’élançant dans les avenues sombres qui bordent les remparts de la cité ; ô vertu ! ô piété ! ô grands principes exploités par les intrigants au détriment des niais ! je vous demande pardon si je vais affronter vos anathèmes. Vous avez fait le vice aimable, vous avez travaillé par vos rigueurs à réveiller nos sens blasés, à aiguillonner, par l’attrait du mystère et du danger, nos passions amorties. Ô intrigue ! ô hypocrisie ! ô vénalité ! vous voulez trafiquer de la jeunesse et de la beauté, et, comme vous régnez sur l’univers, vous êtes sûres d’en venir à vos fins. Vous nous déclarez la guerre et vous nous forcez au crime, nous autres qui avons des droits naturels sur les trésors que vous nous ravissez ! Eh bien ! qu’il en soit de la morale comme d’une chance de la guerre. À vous seules n’appartiendra pas le pouvoir de flétrir l’innocence et de ravir le bonheur. Nous mettons notre enjeu dans la balance, et la beauté doit choisir entre nous… Et comme la beauté prend le parti de nous accepter les uns et les autres, de connaître avec nous le plaisir, avec vous la richesse… ô société ! que le crime retombe sur toi, sur toi seule qui nous places entre le mépris de tes lois, l’oppression de tes privilégiés et l’avilissement de tes victimes ! »

Pulchérie, inquiète, s’était avancée sur le balcon. Elle suivit de l’œil pendant longtemps le feu de son cigare, qui s’éloignait rapide et décrivant des lignes capricieuses dans les ténèbres. Enfin la rouge étincelle s’éteignit dans la nuit profonde, le bruit des pas sur le pavé se perdit dans l’éloignement, et Pulchérie resta sous l’impression d’un pressentiment sinistre. Il lui sembla qu’elle ne devait jamais revoir Sténio. Elle regarda longtemps son poignard qu’il avait oublié sur la table, et tout à coup elle le cacha précipitamment. Ce poignard était revêtu d’emblèmes mystérieux, signes de ralliement pour ceux qui le portaient. On venait de sonner à la porte de son boudoir, et Pulchérie avait reconnu à l’ébranlement timide de la cloche, ainsi qu’au frôlement discret d’une robe de moire, la visite clandestine d’un prélat.

LII.

LE SPECTRE.

Une nuit a suffi à Sténio pour explorer et se rendre familiers les alentours du monastère, le sentier escarpé qui communique de la terrasse au sommet de la montagne, sentier périlleux qu’un amant passionné ou un froid libertin peut seul franchir sans trembler, et l’autre sentier, non moins dangereux, qui du cimetière s’enfonce dans les sables mobiles du ravin. Déjà Sténio a corrompu une des tourières, et déjà la jeune Claudia sait que, la nuit suivante, Sténio l’attendra sous les cyprès du cimetière.

La petite princesse n’a jamais compris le sens moral et sérieux de ces coutumes dévotes dont elle se montre depuis quelque temps rigide observatrice. Blessée de la froide raison de Sténio, elle s’est jetée d’elle-même au couvent, et se plaît à publier sa résolution d’y prendre le voile. Peut-être, au fond de son âme exaltée, ce désir a-t-il quelque chose de sincère ; mais il est bien loin d’y être contemplé par elle-même avec le même courage que la jeune fille en met à le proclamer. Il y a dans ces âmes tendres et faibles deux consciences : l’une qui appelle les résolutions fortes, l’autre qui les repousse et qui, après les avoir accueillies en tremblant, espère que la destinée viendra en détourner l’accomplissement. Un peu de vanité satisfaite par les regrets et les prières adulatrices de son entourage, beaucoup de dépit contre Sténio, et le désir, après avoir eu à rougir de sa faiblesse, de faire croire à sa force, tels étaient les éléments de sa vocation. Mais cette fierté n’était pas bien robuste : l’exaltation religieuse était, chez elle comme chez Sténio, une poésie plutôt qu’un sentiment, et son frère, élevé par des jésuites, savait fort bien que le plus sûr moyen de mettre fin à ce caprice, c’était de ne pas le contrarier.

Le billet de Sténio surprit Claudia dans un premier jour d’ennui. Déjà le parti pris par la fille de Bambucci, de se consacrer à Dieu, avait produit tout son effet et jeté tout son éclat. On n’en parlait presque plus dans la ville, et par conséquent à la grille du parloir. Les religieuses semblaient compter sur la réalisation de ce projet. Le confesseur, bien averti par le prince, y poussait sa pénitente avec une ardeur qui commençait à l’épouvanter. L’audace de Sténio excita donc plus de joie que de colère, et l’on refusa le rendez-vous, certaine que Sténio ne s’y rendrait pas moins… et quand l’heure fut venue, on résolut d’y aller pour l’accabler de mépris et humilier son insolence. Le cœur était palpitant, la joue brûlante, la marche incertaine et pourtant rapide… La nuit était sombre.

Le cimetière des Camaldules était d’une grande beauté. Des cyprès et des ifs monstrueux dont la main de l’homme n’avait jamais tenté de diriger la croissance couvraient les tombes d’un rideau si sombre qu’on y distinguait à