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LÉLIA.

réhabiliter des esclaves ; qu’il était impossible de faire comprendre la dignité d’autrui à qui ne comprenait pas la sienne propre. Trenmor travaillait avec espoir. Ses fautes passées lui donnaient l’humble patience et la foi persévérante du martyr. Lélia, innocente des maux qu’elle subissait, ne pouvait avoir la même abnégation. Victime désolée, elle pleurait, comme la fille de Jephté, sa jeunesse, sa beauté et son amour sacrifiés à un vœu barbare, à une force insensée.

Quand la nuit fut descendue sur la vallée, Trenmor guida Sténio à travers les ravins jusqu’à la route qui devait le ramener à la ville. Chemin faisant, il essaya de sonder de nouveau sa blessure et de la soulager en y versant le baume de l’espérance. Il avait fait promettre à Lélia qu’elle accorderait par vertu ce qu’elle ne pouvait plus accorder par inclination, pardon au repentir, récompense à l’expiation. Il s’efforça donc de faire comprendre à Sténio qu’il pouvait encore mériter et obtenir celle qu’il avait tant aimée. Mais il était trop tard. Malheureusement pour Sténio, Trenmor, enchaîné aux devoirs de sa mission austère, n’avait pu l’arracher assez tôt à l’entraînement funeste des passions brutales. Eût-il pu le faire à temps, Sténio était peut-être condamné à retomber dans cet abîme. Il était le fils de son siècle. Aucun principe arrêté, aucune foi profonde n’avait pu pénétrer son âme. Fleur épanouie au souffle des vents capricieux, elle s’était tournée à l’orient et à l’occident, suivant la brise, cherchant partout le soleil et la vie, incapable de résister au froid ni de lutter contre l’orage. Avide de l’idéal, mais n’en connaissant pas les chemins, Sténio avait aspiré la poésie et s’était imaginé avoir une religion, une morale, une philosophie. Il ne s’était pas dit que la poésie n’est qu’une forme, une expression de la vie en nous ; et que là où elle n’exprime ni vœux ni convictions, elle n’est qu’un ornement frivole, un ornement sonore. Il avait longtemps plié le genou devant les autels du Christ, parce qu’il trouvait du charme dans les rites institués par ses pères ; mais, quand les boudoirs lui furent ouverts, les parfums voluptueux du luxe lui firent oublier l’encens du lieu saint, et la beauté profane de Laïs lui parut mériter son hommage et ses vers tout aussi bien que la beauté idéale de Marie. L’intelligence de Lélia avait donné à l’enthousiasme de Sténio le caractère de la passion, et alors, dans un enivrement de vanité, il flétrissait de ses mépris exagérés les hommes infortunés qui cherchent à s’étourdir dans le vice. Mais, quand il vit cette intelligence mesurer la sienne avec plus de tendresse que d’enthousiasme et refuser de s’y soumettre aveuglément, il ne lui resta pour Lélia que de la haine, et il se jeta dans le vice avec plus de facilité que tous ceux qu’il avait blâmés.

Trenmor, voyant avec quelle amertume il repoussait le souvenir de Lélia, fut effrayé du ravage que l’impiété avait fait en lui : car l’amour est le dernier reflet de la vie divine qui s’éteigne en nous. La pensée de toute la vie de Trenmor était une pensée d’expiation et de réhabilitation pour la race humaine. Trop fort pour croire à la sincérité du désespoir ou à la réalité de l’épuisement, il s’indignait profondément de ses manifestations. Il accusait le siècle d’avoir encouragé cette mode impie, et regardait comme criminels envers l’humanité ceux qui proclamaient le découragement et s’abandonnaient à l’incrédulité.

« Honte et misère ! s’écria-t-il, transporté à la fin d’une colère généreuse ; est-ce un de nos frères, est-ce un martyr de la vérité, est-ce un serviteur de la sainte cause que j’entends parler ainsi ? Comment parleront donc nos persécuteurs et nos bourreaux, si nous abjurons toute idée de grandeur, tout espoir de salut ? Ô jeunesse, que je me plaisais à nommer sainte, toi que je croyais fille de la Providence et mère de la liberté ! ne sais-tu donc que verser ton sang sur une arène, comme faisaient les lutteurs aux jeux olympiques, pour remporter une couronne inutile et recueillir de vains applaudissements ? N’as-tu donc pour vertu que l’insouciance de la vie, pour courage que l’audace naturelle à la force ? N’es-tu bonne qu’à fournir d’intrépides soldats ? Ne produiras-tu pas des hommes persévérants et vraiment forts ? Auras-tu traversé la nuit des temps comme un météore rapide, et la postérité écrira-t-elle sur ta tombe : — Ils surent mourir, ils n’auraient pas su vivre ? N’es-tu donc qu’un instrument aveugle de la destinée, et ne comprends-tu ni les causes ni les fins de ton œuvre ! Eh quoi ! Sténio, tu as pu accomplir une grande action, et tu n’es plus capable d’une grande pensée ou d’un grand sentiment ! Tu ne crois à rien, et tu as pu faire quelque chose ! Et tous ces dangers affrontés, et toutes ces souffrances acceptées, et tout ce sang versé, celui de tes frères, le tien propre, tout cela est sans moralité, sans enseignement pour toi ! Oh ! alors, je le comprends, tu dois tout rejeter, tout nier, tout mépriser, tout flétrir. Notre œuvre n’est qu’une tentative avortée ; nos frères immolés ne sont que les victimes de l’aveugle fatalité, leur sang a coulé sur la terre aride, et nous n’avons plus qu’à nous enivrer chaque soir pour endormir des souvenirs poignants et chasser des rêves affreux…

— Valmarina, dit Sténio d’un air sombre, vous avez tort de me faire des reproches. Vous m’avez imposé un secret, je l’ai gardé ; vous m’avez demandé un serment, je l’ai prêté ; vous m’avez commandé une action, je l’ai accomplie. Qu’avez-vous de plus à me demander ? Vous convenez que je suis fidèle à ma parole, que je sais me battre, que je ne recule pas devant les fatigues et les dangers ; que voulez-vous davantage de moi ? Vous savez que je vous ai donné le droit de m’employer à votre œuvre autant que vous le jugerez convenable ; que, d’un bout du monde à l’autre, je suis soumis à votre vouloir et prêt à marcher à votre voix. Vous avez en moi un bon serviteur ; servez-vous-en, et que l’ardeur du prosélytisme ne vous égare pas jusqu’à vouloir en faire un disciple. Quel droit avez-vous de m’imposer vos croyances et votre espoir ? Ai-je cherché vos prédicateurs ? ai-je brigué la faveur d’être admis à la Table-Ronde de vos chevaliers ? Me suis-je présenté à vous comme un héros, comme un libérateur, comme un adepte seulement ? Non ! je vous ai dit que je ne croyais plus à rien, et vous m’avez répondu : — Il n’importe, suis-moi, et agis : vous avez fait un appel à mon honneur, à mon courage, et je n’ai pas dû reculer. Je n’ai pas voulu mériter la quenouille que vous envoyez aux poltrons…ou aux indifférents, car vous ne souffrez pas l’indifférence. Vous la traduisez à votre barre redoutable, et vous la condamnez à être réputée lâcheté. Je n’ai pas eu assez de philosophie pour accepter cet arrêt. J’ai vu marcher toute la jeunesse, tous les hommes braves de mon pays ; je me suis levé, tout malade et brisé que j’étais ; je me suis traîné sur une arène ensanglantée. Et quel spectacle m’avez-vous montré, grand Dieu ! pour me guérir et me consoler, pour m’enseigner la confiance et la foi à vos théories ? L’élite des hommes de mon temps moissonnés par la vengeance brutale du plus fort ; les cachots ouvrant leur gueule immonde pour engloutir ceux que le canon ou le glaive n’avait pu atteindre ; les arrêts de proscriptions poursuivant tout ce qui était sympathique à notre entreprise ; parlant, tous les dévouements paralysés, toutes les intelligences étouffées, tous les courages brisés, toutes les volontés écrasées ! Et vous appelez cela une œuvre régénératrice, un salutaire enseignement, une semence jetée sur la terre promise ! Moi, j’ai vu une œuvre de mort, un exemple d’impuissance, et les derniers grains d’une semence précieuse jetés aux vents, sur les rochers, parmi les épines ! Et vous me faites un crime d’être abattu et dégoûté le lendemain de cette catastrophe ! Vous ne voulez pas que je pleure les victimes, et que je m’asseye consterné au bord de la fosse où je voudrais être étendu, pour dormir de l’éternel sommeil, à côté du pâle Edméo…

— Tu n’es pas digne de prononcer ce nom, s’écria Trenmor dont le visage fut à l’instant inondé de larmes. Malheureux déclamateur, tu le prononces avec des yeux secs ! Tu ne songes qu’à justifier ton doute impie, et tu ne vois dans ce cadavre étendu dans le cercueil qu’un objet d’horreur au souvenir duquel tu voudrais échapper ! Ah ! tu n’as pas compris cette âme sublime, puisque tu veux