Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
92
LÉLIA.

du siècle. J’irai jusqu’au bout, j’accomplirai mon sacrifice ; et, si l’Église a menti, si les prophètes ont été inspirés par l’esprit de ténèbres, si la parole divine a été détournée de son vrai sens, si mon zèle a été plus loin que ton exigence, du moins tu me tiendras compte du désir opiniâtre, de la volonté féroce qui m’a séparé de la terre pour me faire conquérir le ciel ; tu liras au fond de mon cœur cette passion ardente qui me dévorait pour toi, mon Dieu, et qui parle si haut dans une âme dévorée d’autres passions terribles. Tu me pardonneras d’avoir manqué de lumière et de sapience, tu ne pèseras que mes sacrifices et mes intentions, et, si j’ai porté cette croix jusqu’à ma mort, tu me donneras ma part dans la mansuétude de ton éternel repos !

— Est-ce que le repos est dans le système de l’univers ? dit Sténio. Espérez-vous être assez grand pour mériter que Dieu crée pour vous seul un univers nouveau ? Croyez-vous qu’il y ait aux cieux des anges oisifs et des vertus inertes ? Savez-vous que toutes les puissances sont actives, et qu’à moins d’être Dieu vous n’arriverez jamais à l’existence immuable et infinie ? Oui, Dieu vous bénira, Magnus, et les saints chanteront vos louanges là-haut sur des harpes d’or. Mais quand vous aurez apporté, vierge et intacte, aux pieds du maître, l’âme d’élite qu’il vous a confiée ici-bas ; quand vous lui direz : « Seigneur, vous m’aviez donné la force ; je l’ai conservée, la voici ; je vous la rends, donnez-moi la paix éternelle pour récompense ; » Dieu répondra à cette âme prosternée : « C’est bien, ma fille, entre dans ma gloire et prends place dans mes phalanges étincelantes. Tu accompliras désormais de nobles travaux ; tu conduiras le char de la lune dans les plaines de l’éther ; tu rouleras la foudre dans les nuées ; tu enchaîneras le cours des fleuves ; tu monteras la tempête, tu la feras bondir sous toi comme une cavale hennissante ; tu commanderas aux étoiles. Substance divine, tu seras dans les éléments ; tu auras commerce avec les âmes des hommes : tu accompliras, entre moi et tes anciens frères, des missions sublimes ; tu rempliras la terre et les cieux ; tu verras ma face et tu converseras avec moi. » Cela est beau, Magnus, et la poésie trouve son compte à ces sublimes aberrations. Mais, quand il en serait ainsi, je n’en voudrais pas. Je ne suis pas assez grand pour être ambitieux, pas assez fort pour vouloir un rôle, soit ici, soit là-haut. Il convient à votre orgueil gigantesque de soupirer après les gloires d’une autre vie ; moi je ne voudrais pas même d’un trône élevé sur toutes les nations de la terre. Si je doutais de la bonté divine au point d’espérer autre chose que le néant, pour lequel je suis fait, je lui demanderais d’être l’herbe des champs que le pied foule et qui ne rougit pas, le marbre que le ciseau façonne et qui ne saigne pas, l’arbre que le vent fatigue et qui ne le sent pas. Je lui demanderais la plus inerte, la plus obscure, la plus facile des existences ; je le trouverais trop exigeant encore s’il me condamnait à revivre dans la substance gélatineuse d’un mollusque. C’est pourquoi je ne travaille pas à mériter le ciel ; je n’en veux pas, j’en crains les joies, les concerts, les extases, les triomphes. Je crains tout ce dont je puis concevoir l’idée ; comment désirerais-je autre chose que d’en finir avec tout ? Eh bien ! je suis plus content que vous, mon père, je m’en vais sans inquiétude et sans effroi vers l’éternelle nuit, tandis que vous approchez, éperdu, tremblant, du tribunal suprême où le bail de vos souffrances et de vos fatigues va se renouveler pour l’éternité. Je ne suis pas jaloux ; j’admire votre destinée, mais je préfère la mienne. »

Magnus, effrayé des choses qu’il entendait, et ne se sentant pas la force d’y répondre, se pencha vers Trenmor ; et de ses deux mains serrant avec force la main de l’homme sage, ses yeux, pleins d’anxiété, semblèrent lui demander l’appui de sa force.

« Ne vous troublez point, ô mon frère ! reprit Trenmor et que les souffrances de cette âme blessée n’altèrent point la confiance de la vôtre. Ne vous lassez point de travailler, et que la tentation du néant s’émousse comme une caresse menteuse. Vous auriez plus de peine à devenir incrédule qu’à garder le trésor de la foi. Ne l’écoutez point ; car il se ment à lui-même et craint les choses qu’il affirme, bien loin de les désirer. Et toi, Sténio, tu travailles vainement à éteindre en toi le flambeau sacré de l’intelligence. Sa flamme se ranime plus vive et plus belle à chacun de tes efforts pour l’étouffer. Tu aspires au ciel malgré toi, et ton âme de poëte ne peut chasser le souvenir douloureux de sa patrie. Quand Dieu, la rappelant de l’exil, l’aura purifiée de ses souillures et guérie de ses maux, elle se prosternera avec amour, et le remerciera d’avoir fait luire pour elle son éternelle lumière. Elle regardera derrière elle s’effacer comme un nuage ce rêve effrayant et sombre de la vie humaine, et s’étonnera d’avoir traversé ces ténèbres sans songer à Dieu, sans espérer le réveil. « Où étais-tu donc, ô mon Dieu ? dira-t-elle, et que suis-je devenue dans ce tourbillon rapide qui m’a entraînée un instant ? » Mais Dieu la consolera et la soumettra peut-être à d’autres épreuves, car elle les redemandera avec instance. Heureuse et fière d’avoir retrouvé la volonté, elle voudra en faire usage ; elle sentira que l’activité est l’élément des forts ; elle s’étonnera d’avoir abdiqué sa couronne d’étoiles ; elle demandera son rôle parmi les essences célestes et le reprendra avec éclat ; car Dieu est bon et n’envoie peut-être les rudes épreuves du désespoir qu’à ses élus, pour leur rendre plus précieux ensuite l’emploi de la puissance. Va, la plus divine faculté de l’âme, le désir, n’est qu’endormie en toi, Sténio. Laisse reprendre à ton corps quelque vigueur, donne à ton sang quelques jours de repos, et tu sentiras se réveiller cette ardeur sainte du cœur, cette aspiration infinie de l’intelligence qui font qu’un homme est un homme, et qu’il est digne de commander ici-bas aux orages de sa propre vie.

— Un homme est un homme, dit Sténio, tant qu’il peut gouverner son cheval et résister à sa maîtresse. Quel plus bel emploi de la force voyez-vous que le ciel ait départi à d’aussi chétives créatures que nous ? Si l’homme est susceptible d’une certaine grandeur morale, elle consiste à ne rien croire, à ne rien craindre. Celui qui s’agenouille à toute heure devant le courroux d’un Dieu vengeur n’est qu’un esclave servile qui craint les châtiments d’une autre vie. Celui qui se fait une idole de je ne sais quelle chimère de volonté, devant laquelle s’éteignent tous ses appétits et se brisent tous ses caprices, n’est qu’un poltron qui craint d’être entraîné par ses fantaisies et de trouver la souffrance dans ses plaisirs. L’homme fort ne craint ni Dieu, ni les hommes, ni lui-même. Il accepte toutes les conséquences de ses penchants, bons ou mauvais. Le mépris du vulgaire, la méfiance des sots, le blâme des rigoristes, la fatigue, la misère, n’ont pas plus d’empire sur son âme que la fièvre et les dettes. Le vin l’exalte et ne l’enivre pas ; les femmes l’amusent et ne le gouvernent pas ; la gloire le chatouille au talon quelquefois, mais il la traite comme les autres prostituées et la met à la porte après l’avoir étreinte et possédée : car il méprise tout ce que les autres craignent ou vénèrent. Il peut traverser la flamme sans y laisser ses ailes comme un phalène aveugle, et sans tomber en cendres devant le flambeau de la raison. Éphémère et chétif comme lui, il se laisse comme lui emporter à toutes les brises, allécher à toutes les fleurs, réjouir par toutes les lumières. Mais l’incrédulité le préserve de tout, le vent de l’inconstance l’entraîne ; il le sauve ; aujourd’hui de vains météores, illusions menteuses de la nuit ; demain de l’éclatant soleil, triste délateur de toutes les misères, de toutes les laideurs humaines. L’homme fort ne prend aucune sûreté pour son avenir, et ne recule devant aucun des dangers du présent. Il sait que toutes les espérances sont enregistrées dans un livre dont le vent se charge de tourner les feuillets ; que tous les projets de la sagesse sont écrits sur le sable, et qu’il n’y a au monde qu’une vertu, qu’une sagesse, qu’une force, c’est d’attendre le flot et de rester ferme tandis qu’il vous inonde, c’est de nager quand il vous entraîne, c’est de croiser ses bras et de mourir avec insouciance quand il vous submerge. L’homme