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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

épuisé les forces de tous, vers deux heures du matin toute la ferme dormait profondément. Il faut pourtant excepter une personne de la famille, c’était la folle, dont le cerveau était arrivé à un paroxysme de fièvre intolérable.

M. et Mme Bricolin avaient longtemps causé dans la cuisine. Le fermier n’ayant plus rien à craindre, et se sentant glacé par toute l’eau qu’il avait bue, avait repris son pichet qu’il remplissait d’heure en heure en inclinant d’une main mal affermie une énorme cruche placée à côté, et remplie d’un vin écumeux d’une couleur violâtre. C’était sa mère-goutte, le plus capiteux de sa récolte, boisson détestable, mais que le Berrichon préfère à tous les vins du monde.

Plusieurs fois sa femme, voyant que la douceur d’être propriétaire de Blanchemont et les riants projets de son opulence ne pouvaient plus raviver son œil éteint ni dégourdir sa mâchoire, l’avait invité à se mettre au lit. Il avait toujours répondu : « Tout à l’heure, j’y vas, j’y suis, » mais sans quitter sa chaise. Enfin, après avoir été s’assurer que Rose était endormie ainsi que Marcelle, madame Bricolin n’en pouvant plus, alla se coucher et s’endormit en appelant vainement son mari, qui n’avait pas la force de bouger et qui ne l’entendait plus. Complètement ivre et anéanti comme un homme qui a fait l’effort de se dégriser soudainement, mais qui s’en est bien dédommagé après, le fermier, la main sur son pichet et la tête inclinée sur la table, berçait de ses ronflements énergiques le sommeil accablé de sa femme, couchée, la porte ouverte, dans la pièce voisine.

Une heure s’était à peine écoulée lorsque M. Bricolin se sentit suffoqué et prêt à tomber en défaillance. Il eut beaucoup de peine à se lever. Il lui semblait que l’air manquait à ses poumons, que ses yeux cuisants ne pouvaient plus rien discerner, et qu’il était frappé d’apoplexie. La peur de la mort lui rendit la force de se traîner à tâtons jusqu’à la porte, qui donnait sur la cour ; la chandelle avait fini de se consumer dans son cercle de fer-blanc.

Ayant réussi à ouvrir et à descendre sans tomber les degrés qui formaient une sorte de perron grossier au château neuf, le fermier promena autour de lui un regard hébété, sans rien comprendre à ce qu’il voyait. Une clarté extraordinaire qui remplissait la cour le força à mettre la main devant son visage ; car le passage des ténèbres à cette lueur ardente lui causait de nouveaux vertiges. Enfin, l’air dissipant un peu les fumées du vin, l’espèce d’asphyxie qu’il avait éprouvée fit place à un frisson convulsif, d’abord machinal et tout physique, mais bientôt produit par une terreur inexprimable. Deux grandes gerbes de feu, se faisant jour à travers des nuages de fumée, sortaient du toit de la grange.

Bricolin crut faire un mauvais rêve ; il se frotta les yeux, il se secoua tout le corps ; toujours ces jets de flamme montaient vers le ciel et prenaient, avec une effroyable rapidité, un développement immense. Il voulut crier Au feu ! sa langue était paralysée et son gosier inerte. Il essaya de retourner vers la maison dont il s’était éloigné de quelques pas sans savoir où il allait. Il vit sur sa droite des torrents de flammes sortir des étables, sur sa gauche une autre gerbe de feu couronner les tours du vieux château, et devant lui… sa propre maison illuminée à l’intérieur d’une clarté fantastique, et la porte qu’il avait laissée ouverte derrière lui vomissant des tourbillons noirs, comme la bouche d’une forge. Tous les bâtiments de Blanchemont étaient la proie d’un incendie magnifiquement disposé. Le feu avait été mis en plus de douze endroits différents, et ce qu’il y avait de plus sinistre dans le premier acte de cette scène étrange, c’est qu’un silence de mort planait sur tout cela. Bricolin, privé de force et de volonté, contemplait dans une effroyable solitude un désastre dont personne ne s’apercevait encore. Tous les habitants du château neuf et de la ferme avaient passé du sommeil produit par la fatigue ou l’ivresse à l’asphyxie produite par la fumée. Les craquements de l’incendie commençaient seuls à se faire entendre et les tuiles à tomber avec un bruit sec sur le pavé. Pas un cri, pas une plainte ne répondait à ces avertissements sinistres. Il semblait que l’incendie n’eût plus à dévorer que des bâtiments déserts ou des cadavres. M. Bricolin se tordit les mains, et resta muet et immobile, comme si, accablé par le cauchemar, il eût fait de vains efforts intérieurs pour se réveiller.

Enfin, un cri perçant s’éleva, un seul cri de femme, et Bricolin, comme délivré du charme qui pesait sur lui, répondit par un hurlement sauvage à cet appel de la voix humaine. Marcelle s’était aperçue la première du danger ; elle s’élança dehors, portant son fils dans ses bras. Sans voir Bricolin ni le reste de l’incendie, elle déposa l’enfant sur un tas de foin au milieu de la cour, et lui disant d’une voix forte : « Reste là ! n’aie pas peur, » elle rentra précipitamment dans la maison, malgré la fumée suffocante qui la remplissait, et courut au lit de Rose qui était restée comme paralysée, incapable de la suivre.

Alors, avec la force d’un homme, la petite et svelte blonde, exaltée par son courage, prit sa jeune amie dans ses bras, et porta héroïquement auprès de son fils un corps beaucoup plus lourd et plus grand que le sien propre.

À la vue de sa fille, Bricolin, qui n’avait d’abord songé qu’à sa récolte et à son bétail, et qui avait couru du côté des granges, se rappela qu’il avait une famille, et, dégrisé pour la seconde fois, encore plus radicalement que la première, il vola au secours de sa mère et de sa femme.

Heureusement le feu n’avait pris partout que par les combles, et le rez-de-chaussée, habité par les Bricolin, était encore intact, à l’exception du pavillon de Rose qui, étant fort bas et au voisinage d’un amas de fagots secs, brûlait rapidement.

Madame Bricolin, réveillée en sursaut, retrouva tout à coup sa force physique et sa présence d’esprit. Aidée de son mari et de Marcelle, elle transporta dehors le vieux Bricolin qui, se croyant au milieu des chauffeurs, criait de toute sa force : « Je n’ai plus rien ! ne me tuez pas ! ne me brûlez pas ! je vous donnerai tout ! »

La petite Fanchon aidait résolument la mère Bricolin, qui bientôt put aider aux autres. On réussit à réveiller les métayers et leurs valets, dont aucun ne périt… Mais tout cela prit un temps considérable, et, quand on put recevoir les secours du village, quand on put organiser une chaîne, il était trop tard : l’eau semblait ranimer l’intensité du feu en soulevant et en faisant voler au loin des masses enflammées. Les énormes amas de céréales et de fourrages, dont regorgeaient les bâtiments d’exploitation, flambaient avec la rapidité de la pensée. Les charpentes centenaires des vieux bâtiments semblaient ne demander qu’à brûler. Presque tout le gros bétail s’obstina à ne pas sortir et fut étouffé ou brûlé. On ne préserva que le corps du château neuf, dont les tuiles s’effondrèrent et dont la charpente neuve resta découverte, réduite en charbon, et dressant sa carcasse noire sur les murailles encore blanches du logis.

Les pompes arrivèrent, inutile et tardive ressource dans les campagnes, instruments de secours souvent mal dirigés, mal organisés, et dont les tuyaux crèvent au premier effort, faute d’entretien ou de service. Cependant les pompiers et les habitants du bourg réussirent à faire la part du feu et à préserver l’habitation et le mobilier des Bricolin. Mais cette part du feu fut immense, complète. Tout le pavillon qu’habitaient Rose et Marcelle, tous les bâtiments d’exploitation, tout le bétail, tout le mobilier aratoire y passèrent. On ne s’occupa pas du vieux château, dont la toiture brûla, mais dont les fortes murailles nues se défendirent d’elles-mêmes. Une seule des tours, cédant à la chaleur, se lézarda de haut en bas. Le lierre immense qui embrassait les autres les préserva d’une dernière ruine.

Le crépuscule commençait à blanchir lorsque le meunier et Lémor sortirent de la misérable cabane du mendiant. Lémor portait dans ses mains le pot de fer et Grand-Louis traînait par la bride sa chère Sophie, qui l’avait salué dès son approche d’un hennissement amical. — J’ai lu Don Quichotte, disait-il, et je me trouve maintenant comme Sancho recouvrant son âne. Peu s’en faut