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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

émotions. Cadoche, épuisé par son babil, s’était renversé sur l’oreiller ; sa face pâle prenait des teintes verdâtres, sa barbe longue, raide, et encore assez noire pour assombrir son visage terreux, achevait de le rendre effrayant. Ses yeux creux, qui tout à l’heure lançaient des flammes pendant que l’ivresse et le délire déliaient sa langue, semblaient rentrer dans leurs orbites et prendre l’éclat vitreux de la mort. Sa figure accentuée, son grand nez mince et aquilin, ses lèvres rentrantes, tous ses traits, qui avaient pu être agréables dans sa jeunesse, n’annonçaient pas un naturel féroce, mais un mélange bizarre d’avarice, de ruse, de méfiance, de sensualité, et même de bonhomie.

— Ah ça ! dit enfin le meunier, est-ce un rêve qu’il vient de faire, ou une confession que nous venons d’entendre ? Est-ce le médecin ou le curé qu’il faut appeler ?

— C’est la miséricorde de Dieu ! dit Lémor, qui observait plus attentivement que tous les autres l’altération de la face du mendiant et la gêne de sa respiration. Ou je me trompe fort, ou cet homme a peu d’instants à vivre.

— J’ai peu d’instants à vivre ? dit le mendiant en faisant un effort pour se relever. Qu’est-ce qui a dit ça ? Est-ce le médecin ? Je ne crois pas aux médecins. Qu’ils aillent tous au diable !

Il se pencha vers la ruelle, et acheva sa bouteille d’eau-de-vie : puis se retournant, il fut pris d’une atroce douleur et laissa échapper un cri.

— J’ai le cœur enfoncé, dit-il, luttant avec énergie contre son mal. Il pourrait bien se faire que je n’en revinsse pas. Et si j’allais ne plus pouvoir retourner à ma maison ? qu’est-ce que tout ça deviendrait ? Et mon pauvre cochon, qu’est-ce qui en prendrait soin ? Il est habitué à se nourrir du pain qu’on me donne et que je lui porte toutes les semaines. Il y a bien par là une petite voisine qui le mène aux champs. La coquette ! elle me fait les yeux doux, elle espère hériter de moi. Mais il n’en sera rien : voilà mon héritier !

Et Cadoche étendit la main vers Grand-Louis d’un air solennel.

— Il a toujours été meilleur pour moi que tous les autres. C’est le seul qui m’ait traité comme je le mérite ; qui m’ait fait coucher dans un lit, qui m’ait donné du vin, du tabac, du brandevin et de la viande, au lieu de leurs croûtons de pain auxquels je n’ai jamais touché ! J’ai toujours pratiqué une vertu, moi : la reconnaissance ! j’ai toujours aimé le Grand-Louis et le bon Dieu, parce qu’ils m’ont fait du bien. Or donc, je veux faire mon testament en sa faveur, comme je le lui ai toujours promis. Meunière, croyez-vous que je sois assez malade pour qu’il soit temps de tester ?

— Non, non ! mon pauvre homme ! dit la meunière, qui, dans sa candeur angélique, avait pris le récit du mendiant pour une sorte de rêve. Ne testez pas ; on dit que ça porte malheur et que ça fait mourir.

— Au contraire, dit M. Tailland ; ça fait du bien ; ça soulage. Ça ferait revenir un mort.

— En ce cas, notaire, dit le mendiant, je veux essayer de ce remède-là. J’aime ce que je possède, et j’ai besoin de savoir que ça passera en bonnes mains, et non pas dans celles des petites drôlesses qui me font la cour, et qui n’auront de moi que le bouquet et le ruban de mon chapeau pour se faire belles le dimanche. Notaire, prenez votre plume et griffonnez-moi ça en bons termes et sans rien omettre.

« Je donne et lègue à mon ami Grand-Louis d’Angibault, tout ce que je possède, ma maison située à Jeu-les-Bois, mon petit carré de pommes de terre, mon cochon, mon cheval !…

— Vous avez un cheval ? dit le meunier. Depuis quand donc ?

— Depuis hier soir. C’est un cheval que j’ai trouvé en me promenant.

— Ne serait-ce pas le mien, par hasard ?

— Tu l’as dit. C’est la vieille Sophie qui ne vaut pas les fers qu’elle use.

— Excusez, mon oncle ! dit le meunier moitié content, moitié fâché. Je tiens à Sophie ; elle vaut mieux que… bien des gens ! Diable, vous n’êtes pas gêné de m’avoir volé Sophie ! Et moi qui vous aurais confié la clé de mon moulin ! Voyez-vous ce vieux hypocrite.

— Taisez-vous, mon neveu, vous parlez sottement, reprit Cadoche avec gravité : il ferait beau voir qu’un oncle n’eût pas le droit de se servir de la jument de son neveu ! Ce qui est à vous est à moi, puisque, par mes intentions et mon testament, ce qui est à moi est à vous.

— À la bonne heure ! répondit le meunier ; léguez-moi Sophie, léguez, léguez, mon oncle, j’accepte ça. Il est tout de même heureux que vous n’ayez pas eu le temps de la vendre… Vieux coquin, va ! murmura-t-il entre ses dents.

— Qu’est-ce que tu dis ? répliqua le mendiant.

— Rien, mon oncle, dit le meunier, qui s’aperçut que le vieillard avait une sorte de râle convulsif. Je dis que vous avez bien fait : si c’était votre plaisir de demander l’aumône à cheval !

— Avez-vous fini, notaire, reprit Cadoche d’une voix éteinte. Vous écrivez bien lentement ! Je me sens assoupi. Dépêchez-vous donc, paresseux de tabellion !

— C’est fait, dit le notaire. Savez-vous signer ?

— Mieux que vous ! répondit Cadoche. Mais je n’y vois pas. Il me faudrait mes lunettes et une prise de tabac.

— Voilà, dit la meunière.

— C’est bien, reprit-il après avoir savouré sa prise de tabac avec délices. Ça me remet. Allons, je ne suis pas mort, quoique je souffre comme un possédé.

Il jeta les yeux sur le testament et dit : — Ah ! vous n’avez pas oublié le pot de fer et son contenu ?

— Non, certes ! répondit M. Tailland.

— Vous avez bien fait, répondit Cadoche d’un air profondément ironique, quoique tout ce que je vous ai dit là-dessus soit un conte pour me moquer de vous !

— J’en étais bien sûr, dit le meunier d’un air joyeux ; si vous aviez eu cet argent-là, vous l’auriez rendu à qui de droit. Vous avez toujours été un honnête homme, mon oncle… quoique vous m’ayez volé ma jument ; mais c’était une de vos facéties : vous l’auriez ramenée ! Allons, ne signez pas cette bêtise-là ; je n’ai pas besoin de vos nippes, et ça peut faire plaisir à quelque pauvre : vous avez peut-être, d’ailleurs, quelque parent à qui je ne veux pas faire tort de vos derniers sous.

— Je n’ai pas de parents, je les ai tous enterrés, Dieu merci ! répondit le mendiant ; et quant aux pauvres… je les méprise ! Donne-moi la plume, ou je te maudis !…

— Allons, allons, amusez-vous ! dit le meunier en lui passant la plume.

Le mendiant signa ; puis repoussant le papier de devant ses yeux avec un mouvement d’horreur :

— Ôtez-moi ça, ôtez-moi ça ! dit-il, il me semble que ça me fait mourir !

— Faut-il le déchirer ? dit Grand-Louis tout prêt à le faire.

— Non pas, non pas, reprit le mendiant avec un dernier effort de volonté. Mets ça dans ta poche, mon garçon, tu n’en seras peut-être pas fâché ! Ah ça ! où est-il le médecin ? j’ai besoin de lui pour m’achever plus vite, si je dois souffrir longtemps comme ça !

— Il va venir, dit la meunière, et M. le curé avec lui ; car je les ai fait demander tous deux.

— Le curé ? dit Cadoche ; pour quoi faire ?

— Pour vous dire un mot de consolation, mon vieux. Vous avez toujours eu de la religion, et votre âme est aussi précieuse que celle d’un autre. Je suis bien sûre que M. le curé ne refusera pas de se déranger pour vous porter les sacrements.

— J’en suis donc là ? reprit le moribond avec un profond soupir. En ce cas, pas de bêtise ! et que le curé aille à tous les cinq cents diables, quoiqu’il soit un bonhomme après tout, passablement ivrogne ; mais je ne crois pas aux curés. J’aime le bon Dieu et non le prêtre. Le bon Dieu m’a donné l’argent, le prêtre me l’aurait fait rendre. Laissez-moi mourir en paix !… Mon neveu, tu me pro-