Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
69
LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

jarnigué ! et je compte bien danser avec elle jusqu’à la nuit, à présent que le papa mignon y consent. Ça me fait penser qu’il faut que je dorme une couple d’heures pour n’avoir pas l’air d’un déterré. Ne vous chagrinez plus, dans cinq minutes vous allez m’entendre ronfler.

Le meunier tint parole et quand, vers dix heures, on lui amena sa jument noire, beaucoup plus belle, mais moins aimée que Sophie, quand revêtu de sa veste de drap fin des dimanches, le menton bien rasé, le teint clair et l’œil brillant, il serra sa monture robuste dans ses grandes jambes, la meunière en s’asseyant derrière lui à l’aide d’une chaise et du bras de Lémor, ressentit un mouvement d’orgueil d’être la mère du beau farinier.

On n’avait guère mieux dormi à la ferme qu’au moulin, et nous sommes forcés de revenir un peu sur nos pas pour mettre le lecteur au courant des événements qui s’y passèrent la nuit qui précéda la fête.

Lémor, partagé entre l’agitation pénible que lui avait causé son étrange rencontre avec la folle, et la joie enivrante de revoir Marcelle, n’avait pas remarqué, dans la garenne, que le meunier n’était pas beaucoup plus calme que lui. Grand-Louis avait trouvé la cour de la ferme remplie de mouvement et de tumulte. Deux pataches et trois cabriolets, qui avaient apporté dans leurs flancs solides toute la parenté des Bricolin, reposaient inclinés sur leurs bras fatigués le long des étables et des fumiers. Toutes les pauvres voisines, avides de gagner un mince salaire, avaient été mises en réquisition pour aider à préparer le souper de ces hôtes plus nombreux et plus affamés qu’on ne s’y attendait au château neuf. M. Bricolin, plus vain de montrer son opulence que contrarié des frais qu’elle allait entraîner, était de la meilleure humeur. Ses filles, ses fils, ses cousines, ses neveux et ses gendres, venaient, chacun à son tour, lui demander à l’oreille quel jour on pendrait la crémaillère au vieux château restauré et rebadigeonné, avec le chiffre des Bricolin en guise d’écusson sur la porte. — Car enfin tu vas être seigneur et maître de Blanchemont, lui disait-on pour refrain banal, et tu administreras un peu mieux la fortune que tous ces comtes et barons auxquels tu vas succéder, à la plus grande gloire de l’aristocratie nouvelle, de la noblesse des bons écus. Bricolin était donc ivre d’orgueil, et, tout en répondant avec un sourire malicieux à ses chers parents : « Pas encore, pas encore ! Peut-être jamais ! » il prenait avec délices toute l’importance d’un seigneur châtelain. Il ne regardait plus à la dépense, il donnait des ordres à ses valets, à sa mère, à sa fille et à sa femme d’une voix tonnante et en gonflant son gros ventre jusqu’au menton. Toute la maison était bouleversée, la mère Bricolin plumait des poulets, à peine morts, par douzaine, et madame Bricolin, qui avait été d’abord d’une humeur massacrante en gouvernant le tumulte de la cuisine, commençait à s’égayer aussi à sa manière, en voyant le repas copieux, les chambres préparées et ses hôtes ravis d’admiration. Ce fut à la faveur de tout ce désordre que le meunier put facilement parler à Marcelle, et qu’elle-même, s’excusant par une migraine, avait pu se soustraire au souper et aller rejoindre, pendant ce festin, Lémor au fond de la garenne.

Rose, elle-même, tandis qu’on mettait le couvert, avait trouvé plus d’un excellent prétexte pour errer dans la cour et pour dire en passant quelques paroles amicales au Grand-Louis, suivant sa coutume. Mais sa mère, qui ne la perdait guère de vue, avait trouvé de son côté un moyen d’éloigner promptement le meunier. Forcée de se soumettre aux ordres de son mari, qui lui avait impérativement enjoint de ne pas faire mauvaise mine à ce dernier, elle avait imaginé, pour assouvir sa haine et pour faire honte à Rose de son amitié pour lui, de le ridiculiser auprès de ses autres filles et de ses autres parentes, toutes assez malicieuses et insolentes, les jeunes comme les vieilles. Elle leur avait rapidement confié, à chacune en particulier, que ce bel esprit de village se flattait de plaire à sa fille, que Rose n’en savait rien et n’y faisait nulle attention ; que M. Bricolin, n’y voulant pas croire, le traitait avec beaucoup trop de bonté ; mais qu’elle possédait de bonne source un fait curieux : à savoir, que le beau farinier, la coqueluche de toutes les filles de mauvaise vie de la campagne, s’était maintes fois vanté de plaire à la plus riche bourgeoise qu’il lui conviendrait de courtiser, à celle-ci tout aussi bien qu’à celle-là… Et là-dessus, madame Bricolin nommait les personnes présentes, et riait d’une manière âcre et méprisante en retroussant son tablier et mettant le poing sur sa hanche.

De la partie féminine de la famille, la confidence avait promptement passé, de bouche en bouche et d’oreille en oreille, à tous les Bricolin de l’autre sexe, si bien que Grand-Louis, qui ne songeait qu’à s’en aller rejoindre Lémor, se vit bientôt assailli d’épigrammes si plates qu’elles étaient incompréhensibles, et accompagné, dans sa retraite, de rires mal étouffés et de chuchotements de la dernière impertinence. Ne concevant rien à la gaieté qu’il excitait, il était sorti de la ferme inquiet, soucieux, et plein de mépris pour le gros sel de messieurs les bourgeois de campagne rassemblés à Blanchemont ce soir-là.

D’après la recommandation de madame Bricolin, on eut soin que M. Bricolin ne s’aperçût pas de la conspiration, et on se donna parole pour persécuter le meunier le lendemain en présence de Rose. C’était, disait sa mère, une nécessité d’humilier ce manant sous ses yeux, afin qu’elle apprit à ne pas trop écouter son bon cœur, et à tenir les paysans à distance.

Après le souper, on fit venir les ménétriers et on dansa dans la cour par anticipation du lendemain. C’était dans un intervalle de repos que le meunier, inquiet et pressé de se rendre à la Châtre, avait assuré que la soirée de plaisir était close au château neuf, et qu’il avait forcé les deux amants à se séparer beaucoup plus tôt qu’ils ne l’eussent souhaité.

Lorsque Marcelle revint à la ferme, on avait recommencé à se divertir, et, se sentant le même besoin de solitude et de rêverie qui avait emporté Lémor dans les traînes de la Vallée-Noire, elle retourna dans la garenne et s’y promena lentement jusqu’à minuit. Le son de la cornemuse, uni à celui de la vielle, écorche un peu les oreilles de près ; mais, de loin, cette voix rustique qui chante parfois de si gracieux motifs rendus plus originaux par une harmonie barbare, a un charme qui pénètre les âmes simples et qui fait battre le cœur de quiconque en a été bercé dans les beaux jours de son enfance. Cette forte vibration de la musette, quoique rauque et nasillarde, ce grincement aigu et ce staccato nerveux de la vielle sont faits l’un pour l’autre et se corrigent mutuellement. Marcelle les écouta longtemps avec plaisir, et, remarquant que l’éloignement leur donnait de plus en plus de charme, elle se trouva à l’extrémité de la garenne, perdue dans le rêve d’une vie pastorale ! dont on pense bien que son amour faisait tous les frais.

Mais elle s’arrêta tout à coup en rencontrant presque sous ses pieds la folle étendue par terre, sans mouvement et comme morte. Malgré le dégoût que lui inspirait la malpropreté inouïe de ce malheureux être, elle se décida, après avoir vainement essayé de l’éveiller, à la soulever dans ses bras et à la traîner à quelque distance. Elle l’appuya contre un arbre, et ne se sentant pas la force de la porter plus loin, elle se disposait à aller lui chercher du secours à la ferme, lorsque la Bricoline commença à sortir de sa torpeur et à soulever, avec sa main décharnée, ses longs cheveux hérissés d’herbes et de gravier qui lui pesaient sur le visage. Marcelle l’aida à écarter ce voile épais qui gênait sa respiration, et, pour la première fois, osant lui adresser la parole, elle lui demanda si elle souffrait.

— Certainement, je souffre ! répondit la folle avec une indifférence effrayante, et du ton dont elle aurait dit : j’existe encore ; puis elle ajouta d’une voix brève et impérieuse : L’as-tu vu ? Il est revenu. Il ne veut pas me parler. T’a-t-il dit pourquoi ?

— Il m’a dit qu’il reviendrait, répondit Marcelle essayant de flatter sa manie.

— Oh ! il ne reviendra pas, s’écria la folle en se levant avec impétuosité ; il ne reviendra plus ! Il a peur de moi. Tout le monde a peur de moi, parce que je suis très