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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

comme un mouton… du Berri qui plus est ! D’ailleurs, écoutez, ce serait en pure perte. M. Bricolin promettrait tout et ne tiendrait rien. Il faut, vu votre position, que votre contrat de vente soit signé avant la fin du mois, et certes ce n’est pas d’ici à un mois que je pourrais espérer d’épouser Rose. Il faudrait pour cela qu’elle fût folle de moi, et cela n’est pas. Il faudrait l’exposer à un bruit, à des scandales ! Je ne m’y résoudrais jamais. Quelle rage aurait sa mère ! quels étonnements et quels dénigrements de la part de ses voisins et de ses connaissances ! Et que ne dirait-on pas ? Qui est-ce qui comprendrait que vous avez imposé cela à M. Bricolin par pure grandeur d’âme et par sainte amitié pour nous ! Vous ne connaissez pas la malice des hommes ; et celle des femmes, si vous saviez ce que c’est ! votre bonté pour moi… non, vous ne pouvez pas vous imaginer, et je n’oserais jamais vous dire comment M. Bricolin tout le premier serait capable de l’interpréter… Ou bien encore on dirait que Rose, pauvre sainte fille ! a fait un faux pas, qu’elle vous l’a confié, et que vous vous êtes dévouée, pour sauver son honneur, à doter le coupable… Enfin, cela ne se peut pas, et voilà plus de raisons qu’il n’en faut, j’espère, pour vous en convaincre. Oh ! ce n’est pas comme cela que je veux obtenir Rose ! Il faut que cela arrive naturellement, et sans faire crier personne contre elle. Je sais bien qu’il faut un miracle pour que je devienne riche, ou un malheur pour qu’elle devienne pauvre. Dieu me viendra en aide si elle m’aime… et elle m’aimera peut-être, n’est-ce pas ?

— Mais, mon ami, je ne puis travailler à enflammer son cœur pour vous si vous m’ôtez les moyens de dominer la cupidité de son père. Je ne l’aurais pas entrepris si je n’avais eu cette pensée ; car précipiter cette jeune et charmante fille dans une passion malheureuse serait un crime de ma part.

— Ah ! c’est la vérité ! dit le Grand-Louis soudainement accablé, et je vois bien que je suis un fou… Aussi n’était-ce ni de moi, ni de Rose que je voulais vous parler en vous priant de venir ici, madame Marcelle ; vous vous êtes trompée là-dessus dans votre excellente bonté. Je voulais vous parler de vous seule, quand vous m’avez prévenu en me parlant de moi-même. Je me suis laissé aller comme un grand enfant à vous écouter, et puis force m’a été de vous répondre ; mais je reviens à mon but, qui est de vous forcer à vous occuper de vos affaires. Je sais celles de M. Bricolin ; je sais ses intentions et son ardeur d’acheter vos terres, il n’en démordra pas, et pour en avoir trois cent mille francs, il faut lui en demander trois cent cinquante mille. Vous les auriez si vous vous obstiniez ; mais, de toutes façons, il ne faut pas qu’il paie le bien au-dessous de sa valeur. Il en a trop d’envie, ne craignez rien.

— Je vous répète, mon ami, que je ne saurai pas soutenir cette lutte, et que, depuis deux jours qu’elle dure, elle est déjà au-dessus de mes forces.

— Aussi, ne faut-il pas vous en mêler. Vous allez remettre vos affaires à un notaire honnête et habile. J’en connais un ; j’irai lui parler ce soir, et vous le verrez demain, sans vous déranger. C’est demain la fête patronale de Blanchemont. Il y a grande assemblée sur le terrier devant l’église. Le notaire viendra s’y promener et causer, suivant l’habitude, avec ses clients de la campagne ; vous entrerez comme par hasard dans une maison où il vous attendra. Vous signerez une procuration, vous lui direz deux mots, je lui en dirai quatre, et vous n’aurez plus qu’à renvoyer M. Bricolin batailler avec lui. S’il ne se rend pas, pendant ce temps-là votre notaire vous aura trouvé un autre acquéreur. Il n’y aura qu’un peu de prudence à garder pour que le Bricolin ne se doute pas que je vous ai indiqué cet homme d’affaires au lieu du sien, qu’il vous a sans doute proposé, et que vous avez peut-être fait la folie d’accepter !

— Non ! je vous avais promis de ne rien faire sans vos conseils.

— C’est bien heureux ! Allez donc demain, à deux heures sonnant, vous promener au bord de La Vauvre, comme pour voir du bas du terrier le joli coup d’œil de la fête. Je serai là et je vous ferai entrer chez une personne sûre et discrète.

— Mais, mon ami, si M. Bricolin découvre que vous me dirigez dans cette affaire contre ses intérêts, il vous chassera de sa maison, et vous ne pourrez jamais revoir Rose.

— Il sera bien fin s’il le découvre ! Mais si ce malheur arrivait… je vous l’ai dit, madame Marcelle, Dieu me viendrait en aide par un miracle, d’autant plus que j’aurais fait mon devoir.

— Ami loyal et courageux, je ne puis me résoudre à vous exposer ainsi.

— Et je ne vous dois pas cela quand vous vouliez vous ruiner pour moi ? Allons, pas d’enfantillage, ma chère dame, nous sommes quittes…

— Voici Rose qui vient vers nous, dit Marcelle. Il me reste à peine le temps de vous remercier…

— Non ! mademoiselle Rose tourne du côté de l’avenue avec ma mère, qui a le mot pour la retenir un peu, car je n’ai pas fini, madame Marcelle, j’ai bien autre chose à vous dire ! Mais vous devez être lasse de marcher si longtemps. Puisque la cour est libre et le moulin silencieux, venez vous asseoir sur ce banc auprès de la porte. Mademoiselle Rose nous croit de l’autre côté et ne reviendra par ici qu’après avoir fait le tour du pré. Ce que j’ai à vous dire est un peu plus intéressant pour vous que vos affaires, et demande plus de secret encore.

Marcelle, étonnée de ce préambule, suivit le meunier et s’assit avec lui sur le banc, juste au-dessous de la lucarne du grenier à foin, d’où Lémor pouvait la voir et l’entendre.

— Dites donc, madame Marcelle, balbutia le meunier un peu embarrassé pour entrer en matière, vous savez bien cette lettre que vous m’aviez confiée ?

— Eh bien, mon cher Grand-Louis ! répondit madame de Blanchemont, dont le visage calme et un peu éteint s’enflamma tout à coup, ne m’avez-vous pas dit ce matin que vous l’aviez fait partir ?

— Pardon, excuse… c’est que je ne l’ai pas mise à la poste.

— Vous l’avez oubliée ?

— Oh ! non, certes !

— Perdue peut-être ?

— Encore moins. J’ai fait mieux que de la jeter dans la boîte, je l’ai remise à son adresse.

— Que voulez-vous dire ? Elle était adressée à Paris !

— Oui, mais la personne à qui elle était destinée s’étant trouvée sur mon chemin, j’ai cru mieux faire de la lui remettre.

— Mon Dieu ! vous me faites trembler, Louis ! dit Marcelle redevenue pâle. Vous aurez fait quelque méprise.

— Pas si sot ! Je connais bien M. Henri Lémor, peut-être !…

— Vous le connaissez ! et il est dans ce pays-ci ? dit Marcelle avec une émotion qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

En quatre mots Grand-Louis expliqua la manière dont il avait reconnu Lémor pour le voyageur qui était déjà venu à son moulin, et pour le destinataire de la lettre à lui confiée.

— Et où donc allait-il ? et que fait-il à *** ? demanda Marcelle oppressée.

— Il allait en Afrique. Il passait ! répondit le meunier qui voulait voir venir. C’est bien le chemin par Toulouse. Il avait pris l’heure du déjeuner de la diligence pour aller à la poste.

— Et où est-il maintenant ?

— Je ne vous dirai pas bien où il peut être ; mais il n’est plus à ***.

— Il va en Afrique, dites-vous ? Et pourquoi si loin ?

— Pour aller bien loin précisément. Voilà ce qu’il a répondu à ma question.

— La réponse est plus claire que vous ne pensez ! dit Marcelle, dont l’agitation augmentait, et qui ne songeait pas même à la rendre moins évidente. Mon ami, vous n’êtes pas si malheureux que vous croyez ! Il est des cœurs plus brisés que le vôtre.