Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

aller, me voilà tout prêt. Si c’est pour me retirer votre pratique, je ne m’y oppose pas ; j’en ai d’autres. Mais parlez franchement et quittons-nous en honnêtes gens, car je vous avoue que tout ceci me fait l’effet d’une mauvaise querelle qu’on veut me chercher, comme si quelqu’un ici voulait me mettre dans mon tort pour cacher le sien.

En parlant ainsi, le Grand-Louis s’était levé et faisait mine de vouloir sortir. Se brouiller avec lui n’était ni du goût ni de l’intérêt de M. Bricolin.

— Qu’est-ce que tu dis-là, grand benêt ? lui répondit-il d’un ton amical, en le forçant à se rasseoir. Es-tu fou ? quelle mouche te pique ? Est-ce que je t’ai parlé sérieusement ? Est-ce que je fais attention aux sottises de ma femme ? Règle générale, une guêpe qui vous bourdonne à l’oreille, une femme qui vous taquine et vous contredit, c’est à peu près la même chanson. Achevons notre pichet, et restons amis, crois-moi, Grand-Louis. Ma pratique est bonne, et j’ai à me louer de te l’avoir donnée. Nous pouvons nous rendre mutuellement bien des petits services, ce serait donc fort niais de nous quereller pour rien. Je sais que tu es un garçon d’esprit et de bon sens, et que tu ne peux pas en conter à ma fille. D’ailleurs j’ai trop bonne opinion d’elle pour ne pas penser qu’elle saurait bien te rembarrer si tu t’écartais du respect… ainsi…

— Ainsi, ainsi !… dit Grand-Louis en frappant avec son verre sur la table dans un mouvement de colère bien marquée, toutes ces raisons-là sont inutiles et finissent par m’ennuyer, monsieur Bricolin ! Au diable votre pratique, vos petits services, et mes intérêts, s’il faut que j’entende seulement supposer que je suis capable de manquer de respect à votre fille, et qu’elle aura un jour ou l’autre à me remettre à ma place. Je ne suis qu’un paysan, mais je suis aussi fier que vous, monsieur Bricolin, ne vous en déplaise ; et si vous ne trouvez pas pour moi des façons plus délicates de vous exprimer, laissez-moi vous souhaiter le bonjour et m’en aller à mes affaires.

M. Bricolin eut beaucoup de peine à calmer le Grand-Louis qui se sentait fort irrité, non des soupçons de la fermière qu’il savait bien mériter dans un certain sens, ni du style grossier de Bricolin, auquel il était fort habitué, mais de la cruauté avec laquelle ce dernier faisait, sans le savoir, saigner la plaie vive de son cœur. Enfin, il s’apaisa après s’être fait faire amende honorable par le fermier, qui avait ses raisons pour se montrer fort pacifique et pour ne pas écouter les craintes de sa femme, du moins pour le moment.

— Ah ça ! lui dit celui-ci, en l’invitant à entamer, après le fromage, un nouveau pichet de son vin gris ; tu es donc en grande amitié avec notre jeune dame ?

— En grande amitié ! répondit le meunier avec un reste d’humeur, et s’abstenant de boire, malgré l’insistance de son hôte : c’est une parole aussi raisonnable que l’amour dont vous me défendez de parler à votre fille !

— Ma foi ! si le mot est inconvenable, ce n’est pas moi qui l’ai inventé ; c’est elle-même qui nous a dit plusieurs fois hier (ce qui faisait bien enrager la Thibaude !) qu’elle avait beaucoup d’amitié pour toi. Dame ! tu es un beau garçon, Grand-Louis, c’est connu, et on dit que les grandes dames… Allons ! vas-tu encore te fâcher ?

— M’est avis que vous avez un pichet de trop dans la tête ce matin, monsieur Bricolin ! dit le meunier pâle d’indignation.

Jamais le cynisme de Bricolin, dont il avait pris son parti jusqu’alors, ne lui avait inspiré autant de dégoût.

— Et toi, tu as, je crois, ce matin, répondit le fermier, vidé la pelle de ton moulin dans ton estomac, car tu es triste et quinteux comme un buveur d’eau. On ne peut donc plus rire avec toi à présent ? Voilà du nouveau ! Eh bien, parlons donc sérieusement puisque tu le veux. Il est certain que d’une manière ou de l’autre, tu as conquis l’estime et la confiance de la jeune dame, et qu’elle te charge de ses commissions sans en rien dire à personne.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Tiens ! tu vas à *** pour elle, tu lui rapportes ses effets, son argent !… car la Chounette t’a vu lui remettre un gros sac d’écus ! Tu fais ses affaires enfin.

— Comme vous voudrez ; je sais que je fais les miennes, et que, par la même occasion, je lui rapporte sa bourse et ses malles de l’auberge où elle les avait laissées en dépôt ; si c’est là faire ses affaires, à la bonne heure, je le veux bien.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce sac ? Est-ce de l’or ou de l’argent ?

— Est-ce que je le sais, moi ? Je n’y ai pas regardé.

— Ça ne t’aurait rien coûté, et ça ne lui aurait pas fait de tort.

— Il fallait me dire que ça vous intéressait. Je ne l’ai pas deviné !

— Écoute, Grand-Louis, mon garçon, sois franc ! cette dame a causé avec toi de ses affaires ?

— Où prenez-vous ça ?

— Je le prends là ! dit le fermier en portant l’index à son front étroit et basané. Je sens dans l’air une odeur de confidences et de cachotteries. La dame a l’air de se méfier de moi et de te consulter !

— Quand cela serait ! répondit Grand-Louis en regardant fixement Bricolin avec quelque intention de le braver.

— Si cela était, Grand-Louis, je ne pense pas que tu voudrais m’être défavorable ?

— Comment l’entendez-vous ?

— Comme tu l’entends bien toi-même. J’ai toujours eu confiance en toi, et tu ne voudrais pas en abuser. Tu sais bien que j’ai envie de la terre, et que je ne voudrais pas la payer trop cher ?

— Je sais bien que vous ne voudriez pas la payer son prix.

— Son prix ! son prix ! ça dépend de la position des personnes. Ce qui serait mal vendu pour une autre, sera heureusement vendu pour elle, qui a grand besoin de sortir du pétrin où son mari l’a laissée !

— Je sais cela, monsieur Bricolin, je sais vos idées là-dessus, et vos ambitions sur le bout de mon doigt. Vous voulez enfoncer de cinquante mille francs la dame venderesse, comme disent les gens de loi.

— Non ! pas enfoncer du tout ! J’ai joué cartes sur table avec elle. Je lui ai dit ce que valait son bien. Seulement je lui ai dit que je ne le paierais pas toute sa valeur, et dix mille millions de tonnerres m’écrasent si je veux et si je peux monter d’un liard.

— Vous m’avez parlé autrement, il n’y a pas encore si longtemps ! vous m’avez dit que vous pouviez le payer son prix, et que s’il fallait absolument en passer par là…

— Tu radotes ! je n’ai jamais dit ça !

— Pardon, excuse ! rappelez-vous donc ! c’était à la foire de Cluis, à preuve que M. Grouard, le maire, était là.

— Il n’en pourrait pas témoigner, il est mort !

— Mais moi, j’en pourrais lever la main !

— Tu ne le feras pas !

— Ça dépend.

— Ça dépend de quoi ?

— Ça dépend de vous.

— Comment ça ?

— La conduite qu’on aura avec moi dans votre maison réglera la mienne, monsieur Bricolin. Je suis las des malhonnêtetés de votre dame et des affronts qu’elle me fait ; je sais qu’on m’en tient d’autres en réserve, qu’il est défendu à votre fille de me parler, de danser avec moi, de venir voir sa nourrice à mon moulin, et toutes sortes de vexations dont je ne me plaindrais pas si je les avais méritées, mais que je trouve insultantes, ne les méritant pas.

— Comment, c’est là tout, Grand-Louis ? et un joli cadeau, un billet de cinq cents francs, par exemple, ne te ferait pas plus de plaisir ?

— Non, Monsieur ! dit sèchement le meunier.

— Tu es un niais, mon garçon. Cinq cents francs dans la poche d’un honnête homme valent mieux qu’une bourrée dans la poussière. Tu tiens donc bien à danser avec ma fille ?

— J’y tiens pour mon honneur, monsieur Bricolin. J’ai