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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

dit-il sans se retourner et en tâchant de rendre sa voix calme et claire, vous m’avez entendu, et à présent vous savez le cas que je fais de vous. Je sais ce que je voulais savoir, vous n’êtes qu’une canaille. Voilà mon opinion, et je vais vous la prouver tout de suite, si vous voulez bien le permettre.

En parlant ainsi, le meunier avait, avec assez de flegme, retroussé ses manches, ne voulant faire usage que de ses poings ; il se leva et se retourna, surpris de la lenteur de son antagoniste à lui répondre. Mais à sa grande surprise, il se trouva seul dans la cour. Il parcourut l’allée aux dahlias, explora tous les coins du café Robichon, arpenta toutes les rues voisines ; Lémor avait disparu. Personne ne l’avait vu sortir. Grand-Louis, indigné et presque furieux, le chercha vainement dans toute la ville.

Après une heure d’inutiles perquisitions, le meunier essoufflé, commença à se lasser et à se décourager.

— C’est égal, se dit-il en s’asseyant sur une borne, il ne partira pas une diligence ni une patache de la ville aujourd’hui, dont je n’aille compter et regarder les voyageurs sous le nez ! Ce monsieur ne s’en ira pas sans que… mais bah ! je suis fou ! Ne voyage-t-il pas à pied, et un homme qui tient à ne pas payer une dette d’honneur ne prend-il pas le pays par pointe sans tambour ni trompette ?… Et puis, ajouta-t-il en se calmant peu à peu, ma chère madame Marcelle me saurait sans doute bien mauvais gré de rosser son galant. On ne se défait pas comme cela d’une si forte attache, et la pauvre femme ne voudra peut-être pas me croire quand je lui dirai que son Parisien est un vrai Marchois[1]. Comment vais-je m’y prendre pour la désabuser ? C’est mon devoir, et pourtant quand je songe à la peine que je vais lui faire… Chère dame du bon Dieu ! Est-il possible qu’on se trompe à ce point !

En devisant ainsi avec lui-même, le meunier se rappela qu’il avait une calèche à vendre, et alla trouver un ex-fermier enrichi, qui, après avoir bien examiné et marchandé longtemps, se décida par la crainte que M. Bricolin ne vint à s’emparer de cet objet de luxe et de ce bon marché. Achetez ! monsieur Ravalard, disait Grand-Louis avec l’admirable patience dont sont doués les Berrichons, lorsque, comprenant bien qu’on est décidé à s’accommoder de leur denrée, ils se prêtent par politesse à feindre d’être dupes de la prétendue incertitude du chaland. Je vous l’ai dit deux cents fois déjà, et je vas vous le répéter tant que vous voudrez. C’est du beau et du bon, du fin et du solide. Ça sort des premiers fabricants de Paris, c’est rendu-conduit gratis. Vous me connaissez trop pour croire que je m’en mêlerais s’il y avait une attrape là-dessous. De plus, je ne vous demande pas ma commission, qu’il vous faudrait pourtant bien payer à un autre. Voyez ! c’est tout profit.

Les irrésolutions de l’acheteur durèrent jusqu’au soir. Le déboursement des écus lui déchirait l’âme. Quand Grand-Louis vit le soleil baisser, — Allons, dit-il, je ne veux pas coucher ici, moi, je m’en vais. Je vois bien que vous ne voulez pas de cette jolie brouette si reluisante et si bon marché. J’y vas atteler Sophie, et je m’en retournerai à Blanchemont fier comme Artaban. Ça sera la première fois de ma vie que je roulerai carrosse ; ça m’amusera, et ça m’amusera encore plus de voir le père et la mère Bricolin se carrer là-dedans pour aller le dimanche à La Châtre ! M’est avis pourtant que vous et votre dame, vous y auriez fait meilleure figure.

Enfin, la nuit approchant, M. Ravalard compta l’argent et fit remiser la belle voiture sous son hangar. Grand-Louis chargea les effets de madame de Blanchemont sur sa charrette, mit les deux mille francs dans une ceinture de cuir et partit au grand trot de Sophie, assis sur une malle et chantant à tue-tête, en dépit des cahots et du vacarme de ses grandes roues sur le pavé.

Il marchait vite, ne courant pas le risque de se tromper de voie comme le patachon, et il avait dépassé le joli hameau de Mers que la lune n’était pas encore levée. La vapeur fraîche qui, dans la Vallée-Noire, même durant les chaudes nuits d’été, nage sur de nombreux ruisseaux encaissés, coupait de nappes blanches qu’on aurait prises pour des lacs, la vaste étendue sombre qui se déployait au loin. Déjà les cris des moissonneurs et les chants des bergères avaient cessé. Des vers luisants semés de distance en distance dans les buissons qui bordent le chemin furent bientôt les seules rencontres que put faire le meunier.

Cependant comme il traversait une de ces landes marécageuses que forment les méandres des rivières dans ce pays d’ailleurs si fertile et si méticuleusement cultivé, il lui sembla voir une forme vague qui courait dans les joncs devant lui, et qui s’arrêta au bord du gué de la Vauvre comme pour l’attendre.

Grand-Louis était peu sujet au mal de la peur. Cependant comme il avait, ce soir-là, à défendre une petite fortune dont il était plus jaloux que si elle lui eût appartenu, il se hâta de rejoindre sa charrette dont il s’était un peu écarté, ayant fait un bout de chemin à pied, autant pour se désengourdir que pour soulager sa fidèle Sophie. La ceinture de cuir qui le gênait avait été déposée par lui dans un sac de blé. Quand il fut remonté sur son char, qu’il appelait facétieusement dans le style du pays, son équipage suspendu en cuir de brouette, c’est-à-dire en bois pur et simple, il s’assura sur ses jambes, s’arma de son fouet dont la lourde poignée faisait une arme à deux fins ; et, debout, comme un soldat à son poste, il marcha droit sur le voyageur de nuit, en chantant gaiement un couplet de vieux opéra-comique que Rose lui avait appris dans son enfance.

Notre meunier chargé d’argent
Revenait au village.
Quand tout à coup v’la qu’il entend
Un grand bruit dans l’feuillage.
Notre meunier est homm’ de cœur,
On dit pourtant qu’il eut grand peur…
Or, écoutez mes chers amis,
Si vous voulez m’en croire,
N’allez pas, n’allez pas dans la Vallée-Noire.

Je crois que la chanson dit : dans la Forêt-Noire ; mais Grand-Louis, qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s’amusait à adapter les paroles à sa situation ; et ce couplet naïf, jadis fort en vogue, mais qui ne se chantait plus guère qu’au moulin d’Angibault, charmait souvent les ennuis de ses courses solitaires.

Lorsqu’il fut près de l’homme qui l’attendait de pied ferme, il jugea que le poste était assez bien choisi pour une attaque. Le gué était, sinon profond, du moins encombré de grosses pierres qui forçaient les chevaux d’y marcher avec précaution, et de plus, pour descendre dans l’eau, il fallait s’occuper de soutenir la bride, le raidillon étant assez rapide pour exposer l’animal à s’abattre.

— Nous verrons bien, se disait Grand-Louis avec beaucoup de prudence et de calme.

XVIII.

HENRI.

Le voyageur s’avança en effet à la tête du cheval, et déjà Grand-Louis qui, pendant sa chanson, avait dextrement attaché une balle de plomb, percée à cet effet, à la mèche de son fouet, levait le bras pour lui faire lâcher prise, lorsqu’une voix connue lui dit amicalement :

— Maître Louis, permettez-moi de monter sur votre voiture pour passer l’eau.

— Oui-da, cher Parisien ! répondit le meunier : enchanté de vous rencontrer. Je vous ai assez cherché ce matin ! Montez, montez, j’ai deux mots à vous dire.

— Et moi, j’ai plus de deux mots à vous demander, répliqua Henri Lémor en sautant dans la charrette et en

  1. Les habitants de la Marche sont, à tort ou à raison, en si mauvaise odeur chez leurs voisins du Berri, que Marchois y est synonyme d’aigrefin.