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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

comme si elle eût cru son amant caché dans les broussailles du fossé, et comme si elle eût craint d’éveiller l’attention des gens de la ferme.

Pendant plus d’une heure l’infortunée continua ainsi, tantôt nommant Paul et tantôt l’attendant avec une patience et une résignation extraordinaires. La lune éclairait en plein son visage décharné et son corps difforme. Peut-être y avait-il pour elle une sorte de bonheur dans cette vaine espérance. Peut-être se faisait-elle illusion au point de rêver toute éveillée qu’il était là, qu’elle l’écoutait et lui répondait. Et puis, quand le rêve s’effaçait, elle le ramenait en appelant de nouveau son mort bien aimé.

Marcelle la contemplait avec un profond déchirement de cœur ; elle eût voulu surprendre tous les secrets de sa folie, dans l’espérance de trouver quelque moyen d’adoucir une telle souffrance ; mais les fous de cette nature ne s’expliquent pas et il est impossible de deviner s’ils sont absorbés par une pensée qui les ronge sans relâche, ou si l’action de la pensée est suspendue en eux par intervalles.

Lorsque la misérable fille quitta enfin la fenêtre, elle se mit à marcher dans la chambre avec la même lenteur et la même gravité qui avaient frappé Marcelle dans l’allée de la Garenne. Elle ne paraissait plus songer à son amant, et sa physionomie, fortement contractée, ressemblait à celle d’un vieux alchimiste perdu dans la recherche de l’absolu. Cette promenade régulière dura encore assez longtemps pour fatiguer extrêmement madame de Blanchemont, qui n’osait ni se coucher ni quitter son fils pour aller éveiller la petite Fanchon. Enfin, la folle prit son parti, et montant un étage, elle alla à une autre fenêtre recommencer à appeler Paul par intervalles et à l’attendre en se promenant.

Marcelle songea alors qu’elle devait aller avertir les Bricolin. Sans doute ils ignoraient que leur fille s’était échappée de la maison et qu’elle courait peut-être le danger de se suicider ou de se laisser tomber involontairement par une fenêtre. Mais la petite Fanchon, qu’elle éveilla, non sans peine, afin qu’elle se tînt auprès du lit d’Édouard pendant qu’elle irait elle-même au château neuf, la détourna de ce projet.

— Eh ! non, Madame, lui dit-elle ; les Bricolin ne se dérangeront pas pour cela. Ils sont habitués à voir courir cette pauvre demoiselle la nuit comme le jour. Elle ne fait pas de mal, et il y a longtemps qu’elle a oublié de se périr. On dit qu’elle ne dort jamais. Il n’est pas étonnant que, par les temps de lune, elle soit plus éveillée encore. Fermez bien votre porte, pour qu’elle ne vienne plus vous ennuyer. Vous avez bien fait de ne lui rien dire ; ça aurait pu la choquer et la rendre méchante. Elle va faire son train là-haut jusqu’au jour, comme les caboches (les chouettes) ; mais puisque vous savez ce que c’est, à présent, ça ne vous empêchera pas de dormir.

La petite Fanchon en parlait à son aise, elle qui, grâce à ses quinze ans et à son tempérament paisible, eût dormi au bruit du canon, pourvu qu’elle eût su ce que c’était. Marcelle eut un peu de peine à suivre son exemple, mais enfin la fatigue l’emporta, et elle s’endormit au pas régulier et continuel de la folle, qu’elle entendait au-dessus de sa chambre ébranler les solives tremblantes du vieux château.

Le lendemain, Rose apprit avec regret, mais sans surprise, l’incident de la nuit.

— Eh ! mon Dieu ! dit-elle, nous l’avions pourtant bien enfermée, sachant qu’elle a l’habitude d’errer de tous côtés, et dans le vieux château de préférence pendant la lune. (C’est pour cela que ma mère ne se souciait pas de vous y loger.) Mais elle aura encore trouvé moyen d’ouvrir sa fenêtre et de s’en aller par là. Elle n’est ni forte ni adroite de ses mains, mais elle a tant de patience ! Elle n’a qu’une idée, elle ne s’en repose jamais. M. le baron, qui n’avait pas le cœur aussi humain que vous, et qui riait des choses les moins risibles, prétendait qu’elle cherchait… attendez si je me souviendrai de son mot !… la quadrature… Oui, c’est cela, la quadrature du cercle ; et quand il la voyait passer : « Eh bien ! nous disait-il, votre philosophe n’a pas encore résolu son problème ? »

— Je ne me sens pas d’humeur à plaisanter sur un sujet qui navre le cœur, répondit Marcelle, et j’ai fait des rêves lugubres cette nuit. Tenez, Rose, nous voilà bonnes amies, nous le deviendrons j’espère de plus en plus, et puisque vous m’avez offert votre chambre, je l’accepte, à condition que vous ne la quitterez pas, et que nous la partagerons. Un canapé pour Édouard, un lit de sangle pour moi, il n’en faut pas davantage.

— Oh ! vous me comblez de joie, s’écria Rose, en lui sautant au cou. Cela ne me causera aucun dérangement. Il y a deux lits dans toutes nos chambres, c’est l’habitude de la campagne où l’on est toujours prêt à recevoir quelque amie ou quelque parente, et je vais être si heureuse de causer avec vous tous les soirs !…

L’amitié des deux jeunes femmes fit en effet beaucoup de progrès dans cette journée. Marcelle y mettait d’autant plus d’abandon que c’était la seule douceur qu’elle pût se promettre chez les Bricolin. Le fermier la promena dans une partie de ses dépendances, lui parlant toujours d’argent et d’arrangements. Il dissimulait son désir d’acheter, mais c’était en vain, et Marcelle qui, pour en finir plus vite avec des préoccupations si antipathiques à son esprit, était prête à lui faire une partie des sacrifices qu’il exigeait, aussitôt qu’elle se serait assurée de l’exactitude de ses calculs, usa pourtant d’un peu d’adresse avec lui pour le tenir dans l’inquiétude. Rose lui avait fait entendre qu’elle pouvait avoir, dans cette circonstance, beaucoup d’influence sur sa destinée, et d’ailleurs, Grand-Louis lui avait fait promettre de ne rien décider sans le consulter. Madame de Blanchemont se sentait une pleine confiance dans cet ami improvisé, et elle résolut d’attendre son retour pour faire choix d’un conseil compétent. Il connaissait tout le monde, et il avait trop de jugement pour ne pas la mettre en bonnes mains.

Nous avons laissé le brave meunier partant pour la ville de ***, avec Lapierre, Suzette, et le patachon. Ils y arrivèrent à dix heures du soir, et, le lendemain, dès la pointe du jour, Grand-Louis ayant embarqué les deux domestiques dans la diligence de Paris, se rendit chez le bourgeois auquel il avait intention de faire acheter la calèche. Mais en passant devant la poste aux lettres, il se dirigea vers l’entrée du bureau pour remettre au buraliste en personne celle que Marcelle l’avait chargé d’affranchir. La première figure qui frappa ses regards fut celle du jeune inconnu qui était venu, quinze jours auparavant, errer dans la Vallée-Noire, visiter Blanchemont, et que le hasard avait amené au moulin d’Angibault. Ce jeune homme ne fit aucune attention à lui : debout à l’entrée du bureau, il lisait avidement et d’un air fort ému, une lettre qu’il était venu recevoir. Grand-Louis tenant dans ses mains celle de madame de Blanchemont, et se rappelant que le nom d’Henri, gravé sur un arbre au bord de la Vauvre, avait beaucoup préoccupé cette jeune dame, jeta un regard furtif sur l’adresse de la lettre que lisait le jeune homme et qui se trouvait naturellement à la portée de sa vue, l’inconnu tenant ce papier devant lui de manière à en bien cacher le contenu et à en montrer parfaitement l’extérieur. En un clin d’œil rapide et d’une curiosité bienveillante, le meunier vit le nom de M. Henri Lémor tracé de la même main que l’adresse de la lettre dont il était porteur ; aucun doute, ces deux lettres étaient de Marcelle, et l’inconnu était… le meunier n’y mit pas de façons dans sa pensée, l’amant de la belle veuve.

Grand-Louis ne se trompait pas : le premier billet que Marcelle avait écrit de Paris, et qu’un ami de Lémor, chargé de ce soin, lui avait fait tenir poste restante à ***, venait d’arriver en cet instant aux mains du jeune homme, et il était loin de s’attendre au bonheur d’en recevoir immédiatement un second, lorsque Grand-Louis passa facétieusement ce trésor entre ses yeux et celui qu’il était en train de relire pour la troisième fois.

Henri tressaillit, et se jetant avec impétuosité sur cette lettre, il allait s’en emparer, lorsque le meunier lui dit,