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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

« Ainsi, les devoirs que nous impose la famille sont en contradiction avec ceux que nous impose l’humanité. Mais nous pouvons encore quelque chose pour la famille, tandis que pour l’humanité, à moins d’être très-riches, nous ne pouvons rien encore. Car dans ce temps-ci, où les grandes fortunes dévorent les petites si rapidement, la médiocrité, c’est la gêne et l’impuissance.

« Voilà pourquoi, continua Marcelle en essuyant une larme, je vais être forcée de modifier les beaux rêves que j’avais faits en quittant Paris il y a deux jours. Mais je veux faire encore de mon mieux, Rose, pour ne pas m’entourer de petites jouissances inutiles aux dépens des autres. Je veux me réduire au nécessaire, acheter une maison de paysan, vivre aussi sobrement qu’il me sera possible sans altérer ma santé (puisque je dois ma vie à Édouard), mettre de l’ordre dans ce petit capital pour le lui donner un jour, après lui en avoir indiqué l’usage que Dieu nous aura révélé utile et pieux dans ce temps-là ; et, en attendant, consacrer la moindre partie possible de mon humble revenu à mes besoins et à la bonne éducation de mon fils, afin d’avoir toujours de quoi assister les pauvres qui viendront frapper à ma porte. C’est là, je crois, tout ce que je peux faire, s’il ne se forme pas bientôt une association vraiment sainte, une sorte d’église nouvelle, où quelques croyants inspirés appelleront à eux leurs frères pour les faire vivre en commun sous les lois d’une religion et d’une morale qui répondent aux nobles besoins de l’âme et aux lois de la véritable égalité. Ne me demandez pas quelles seraient précisément ces lois. Je n’ai pas mission de les formuler, puisque Dieu ne m’a pas donné le génie de les découvrir, toute mon intelligence se borne à pouvoir les comprendre quand elles seront révélées, et mes bons instincts me forcent à rejeter les systèmes qui se posent aujourd’hui un peu trop fièrement sous des noms divers. Je n’en vois encore aucun où la liberté morale se trouve respectée, où l’athéisme et l’ambition de dominer ne se montrent par quelque endroit. Vous avez entendu parler peut-être des saint-simoniens et des fouriéristes. Ce sont là des systèmes encore sans religion et sans amour, des philosophies avortées, à peine ébauchées, où l’esprit du mal semble se cacher sous les dehors de la philanthropie. Je ne les juge pas absolument, mais j’en suis repoussée comme par le pressentiment d’un nouveau piège tendu à la simplicité des hommes.

« Mais il se fait tard, ma bonne Rose, et vos beaux yeux qui brillent encore luttent pourtant contre la fatigue de m’écouter. Je n’ai rien à conclure pour vous de tout ceci ; sinon que nous sommes toutes les deux aimées par des hommes pauvres, et que l’une de nous aspire à s’affranchir de l’alliance des riches, tandis que l’autre hésite et s’effraie de leur opinion.

— Ah ! Madame, dit Rose, qui avait écouté Marcelle avec une religieuse attention, que vous êtes grande et bonne ! comme vous savez aimer, et comme je comprends bien maintenant pourquoi je vous aime ! Il me semble que votre histoire et l’explication de votre conduite m’ont fait grossir la tête de moitié ! Quelle triste et mesquine vie nous menons, au prix de celle que vous rêvez ! Mon Dieu, mon Dieu ! je crois que je mourrai le jour où vous partirez d’ici !

— Sans vous, chère Rose, je serais fort pressée, je vous le confesse, d’aller bâtir ma chaumière auprès de celle de plus pauvres gens ; mais vous me ferez aimer votre ferme, et même ce vieux château… Ah ! j’entends votre mère qui vous appelle. Embrassez-moi encore et pardonnez-moi de vous avoir dit quelques paroles dures. Je me les reproche en voyant combien vous êtes sensible et affectueuse. »

Rose embrassa la jeune baronne avec effusion, et la quitta. Cédant à une habitude d’enfant mutin, elle se donna le petit plaisir de laisser crier sa mère tout en se rendant avec lenteur à son appel. Puis elle se le reprocha et se mit à courir ; mais elle ne put se résoudre à lui parler avant d’être tout à fait auprès d’elle : cette voix glapissante lui faisait l’effet d’un ton faux après la douce harmonie des paroles de Marcelle.

Encore fatiguée de son voyage, madame de Blanchemont se glissa dans le lit où reposait son enfant, et, tirant ses rideaux de toile d’orange à grands ramages, elle commençait à s’endormir sans songer aux revenants indispensables du vieux château, lorsqu’un bruit incompréhensible la força de prêter l’oreille et de se relever un peu émue.


DEUXIÈME JOURNÉE

XV.

LA RENCONTRE.

Le bruit qui troublait le sommeil de notre héroïne était celui d’un corps quelconque passant et repassant à l’extérieur sur la porte de sa chambre avec une obstination et une maladresse singulières. Ce toucher était trop sec et trop inintelligent pour être celui d’une main humaine cherchant à trouver la serrure dans l’obscurité, et pourtant comme le bruit ne ressemblait pas à celui qu’eût pu faire un rat, Marcelle ne put s’arrêter à aucune autre hypothèse. Elle pensa que quelqu’un de la ferme couchait dans le vieux château, peut-être un serviteur ivre qui se trompait d’étage, et cherchait son gîte à tâtons. Se rappelant alors qu’elle n’avait pas ôté la clef de sa chambre, elle se leva afin de réparer cet oubli, aussitôt que la personne se serait éloignée. Mais le bruit continuait, et Marcelle n’osait entr’ouvrir la porte pour effectuer son dessein, dans la crainte, en se montrant, d’être insultée par quelque lourdaud. Cette petite anxiété commençait à devenir fort désagréable, lorsque la main incertaine s’impatienta, et gratta la porte, de telle façon que Marcelle crut reconnaître les griffes d’un chat, et, souriant de son émotion, elle se décida à ouvrir pour accueillir ou chasser cet habitué de son appartement. Mais à peine eut-elle entr’ouvert, avec un reste de précaution, que la porte fut repoussée sur elle avec violence, et que la folle s’offrit à ses regards sur le seuil de sa chambre.

Cette visite parut à Marcelle la plus déplaisante des suppositions qu’elle aurait pu faire, et elle hésita si elle ne repousserait pas par la force ce personnage inquiétant, malgré ce qu’on lui avait dit de la tranquillité habituelle de sa démence. Mais le dégoût que lui inspirait l’état de malpropreté de cette malheureuse, et encore plus un sentiment de compassion, l’empêchèrent de s’arrêter à cette idée. La folle ne paraissait pas s’apercevoir de sa présence, et il était probable que, dans son goût pour la solitude, elle se retirerait aussitôt que Marcelle se ferait remarquer. Madame de Blanchemont jugea donc à propos d’attendre, et d’observer quelle serait la fantaisie de sa fâcheuse hôtesse, et reculant, elle alla s’asseoir sur le bord de son lit, dont elle ferma les rideaux derrière elle, afin qu’Édouard, s’il venait à s’éveiller, ne vit pas la vilaine femme dont il avait eu peur dans la garenne.

La Bricoline (nous avons déjà dit que chez nous toutes les aînées de familles de paysans et de bourgeois de campagne portaient le nom héréditaire féminisé en guise de prénom) traversa la chambre avec une certaine précipitation, et s’approcha de la fenêtre qu’elle ouvrit après beaucoup d’efforts inutiles, la faiblesse de ses mains étiques, et la longueur de ses ongles qu’elle ne voulait jamais laisser couper, la rendant fort maladroite. Quand elle y fut parvenue, elle se pencha dehors, et, d’une voix étouffée à dessein, elle appela Paul. C’était sans doute le nom de son amant, qu’elle attendait toujours, et à la mort duquel elle ne pouvait se résoudre à croire.

Ce lamentable appel n’ayant éveillé aucun écho dans le silence de la nuit, elle s’assit sur le banc de pierre qui, dans toutes les antiques constructions de ce genre, occupe l’embrasure profonde de la fenêtre, et resta muette, roulant toujours son mouchoir ensanglanté, et paraissant se résigner à l’attente. Au bout de dix minutes environ, elle se releva, et appela encore, toujours à voix basse,