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QUELQUES RÉFLEXIONS SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU.

faillances, ni ses erreurs de jugement. Ils lui reprochèrent de haïr les hommes, parce qu’il ne tolérait pas les ridicules et les vices de son temps, tout en portant l’humanité future dans ses entrailles. Ils le déclarèrent sauvage, misanthrope, parce qu’il méprisait les enivrements de la vanité et fuyait le théâtre des rivalités puériles. En un mot, ils firent comme les pharisiens de tous les âges à la venue des prophètes, et Dieu put dire d’eux aussi : « Je leur ai envoyé mon fils, et ils ne l’ont point connu. »



Je cueillis pour vous quelques rameaux. (Page 44.)

« Mais vous aussi, Jean-Jacques, vous fûtes aveuglé, vous ne comprîtes point l’œuvre de ces hommes qui marchaient devant vous pour vous préparer le chemin. Ils aidaient à votre œuvre en vous faisant la guerre, et ils déblayaient les obstacles de la route où votre parole devait passer. À vous aussi la foi en l’avenir a manqué. Vous étiez dévoré de la soif du progrès ; vous en aviez le religieux instinct, puisque vous écriviez le Contrat Social et l’Émile. Si vous n’eussiez pas senti au fond de votre âme que l’homme est perfectible (vous qui en étiez une si auguste preuve), vous n’eussiez point cherché les moyens de le rendre heureux et juste ; mais votre calice fut si amer, que le découragement s’empara de vous, et que votre âme tomba dans l’angoisse. Au lieu de placer votre idéal devant vous, vous vous retournâtes douloureusement pour le trouver dans le passé, à l’aurore de la vie humaine, au fond de cette forêt primitive que vous alliez cherchant toujours, à l’île Saint-Pierre comme aux Charmettes, à l’ermitage de Montmorency comme à la ferme de Wooton, et qui vous fuyait toujours, parce que votre royaume n’était pas de ce monde, mais bien du monde que vous aviez d’abord aperçu en avant des siècles ; non au berceau, mais à l’âge viril de l’humanité… »

GEORGE SAND.