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LEONE LEONI.

tombai dans le désespoir ; je sanglotai comme un enfant pendant plusieurs heures ; et, succombant à la fatigue, je m’endormis sur ma chaise, seul, au milieu de cette grande chambre où Juliette m’avait conté son histoire la veille. Je me réveillai calme, j’allumai du feu ; je fis plusieurs fois le tour de la chambre d’un pas lent et mesuré.

Quand le jour parut, je me rassis et je me rendormis : ma résolution était prise ; j’étais tranquille. À neuf heures je sortis, je pris des informations dans toute la ville, et je m’enquis de certains détails dont j’avais besoin. On ignorait par quel procédé Leoni avait fait sa fortune ; on savait seulement qu’il était riche, prodigue, dissolu ; tous les hommes à la mode allaient chez lui, singeaient sa toilette et se faisaient ses compagnons de plaisir. Le marquis de… l’escortait partout et partageait son opulence ; tous deux étaient amoureux d’une courtisane célèbre, et, par un caprice inouï, cette femme refusait leurs offres. Sa résistance avait tellement aiguillonné le désir de Leoni, qu’il lui avait fait des promesses exorbitantes, et qu’il n’y avait aucune folie où elle ne pût l’entraîner.

J’allai chez elle, et j’eus beaucoup de peine à la voir ; enfin elle m’admit et me reçut d’un air hautain, en me demandant ce que je voulais du ton d’une personne pressée de congédier un importun.

— Je viens vous demander un service, lui dis-je. Vous haïssez Leoni ?

— Oui, me répondit-elle, je le hais mortellement.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Il a séduit une jeune sœur que j’avais dans le Frioul, et qui était honnête et sainte ; elle est morte à l’hôpital. Je voudrais manger le cœur de Leoni.

— Voulez-vous m’aider, en attendant, à lui faire subir une mystification cruelle ?

— Oui.

— Voulez-vous lui écrire et lui donner un rendez-vous ?

— Oui, pourvu que je ne m’y trouve pas.

— Cela va sans dire. Voici le modèle du billet que vous écrirez :

« Je sais que tu as retrouvé ta femme et que tu l’aimes. Je ne voulais pas de toi hier, cela me semblait trop facile ; aujourd’hui il me paraît piquant de te rendre infidèle ; je veux savoir d’ailleurs si le grand désir que tu as de me posséder est capable de tout, comme tu t’en vantes. Je sais que tu donnes un concert sur l’eau cette nuit ; je serai dans une gondole et je suivrai. Tu connais mon gondolier Cristofano ; tiens-toi sur le bord de ton bateau et saute dans ma gondole au moment où tu l’apercevras. Je te garderai une heure, après quoi j’aurai assez de toi peut-être pour toujours. Je ne veux pas de tes présents ; je ne veux que cette preuve de ton amour. À ce soir, ou jamais. »

La Misana trouva le billet singulier, et le copia en riant.

— Que ferez-vous de lui quand vous l’aurez mis dans la gondole ?

— Je le déposerai sur la rive du Lido, et le laisserai passer là une nuit un peu longue et un peu froide.

— Je vous embrasserais volontiers pour vous remercier, dit la courtisane ; mais j’ai un amant que je veux aimer toute la semaine. Adieu.

— Il faut, lui dis-je, que vous mettiez votre gondolier à mes ordres.

— Sans doute, dit-elle ; il est intelligent, discret, robuste : faites-en ce que vous voudrez.

XXIV.

Je rentrai chez moi ; je passai le reste du jour à réfléchir mûrement à ce que j’allais faire. Le soir vint ; Cristofano et la gondole m’attendaient sous la fenêtre. Je pris un costume de gondolier ; le bateau de Leoni parut tout illuminé de verres de couleur qui brillaient comme des pierreries depuis le faîte des mâts jusqu’au bout des moindres cordages, et lançant des fusées de toutes parts dans les intervalles d’une musique éclatante. Je montai à l’arrière de la gondole, une rame à la main ; je l’atteignis. Leoni était sur le bord, dans le même costume que la veille ; Juliette était assise au milieu des musiciens ; elle avait aussi un costume magnifique ; mais elle était abattue et pensive, et semblait ne pas s’occuper de lui. Cristofano ôta son chapeau et leva sa lanterne à la hauteur de son visage. Leoni le reconnut et sauta dans la gondole.

Aussitôt qu’il y fut entré, Cristofano lui dit que la Misana l’attendait dans une autre gondole, auprès du jardin public. — Eh ! pourquoi n’est-elle pas ici ? demanda-t-il. — Non so, répondit le gondolier d’un air d’indifférence ; et il se remit à ramer. Je le secondais vigoureusement, et en peu d’instants nous eûmes dépassé le jardin public. Il y avait autour de nous une brume épaisse. Leoni se pencha plusieurs fois et demanda si nous n’étions pas bientôt arrivés. Nous glissions toujours rapidement sur la lagune tranquille ; la lune, pâle et baignée dans la vapeur, blanchissait l’atmosphère sans l’éclairer. Nous passâmes en contrebandiers la limite maritime qui ne se franchit point ordinairement sans une permission de la police, et nous ne nous arrêtâmes que sur la rive sablonneuse du Lido, assez loin pour ne pas risquer de rencontrer un être vivant.

— Coquins ! s’écria notre prisonnier, où diable m’avez-vous conduit ? où sont les escaliers du jardin public ? où est la gondole de la Misana ? Ventredieu ! nous sommes dans le sable ! Vous vous êtes perdus dans la brume, butors que vous êtes, et vous me débarquez au hasard…

— Non, Monsieur, lui dis-je en italien ; ayez la bonté de faire dix pas avec moi, et vous trouverez la personne que vous cherchez. Il me suivit, et aussitôt Cristofano, conformément à mes ordres, s’éloigna avec la gondole, et alla m’attendre dans la lagune sur l’autre rive de l’île.

— T’arrêteras-tu, brigand ! me cria Leoni quand nous eûmes marché sur la grève pendant quelques minutes. Veux-tu me faire geler ici ? où est ta maîtresse ? où me mènes-tu ?

— Seigneur, lui répondis-je en me retournant et en tirant de dessous ma cape les objets que j’avais apportés, permettez-moi d’éclairer votre chemin. Alors je tirai ma lanterne sourde, je l’ouvris et je l’accrochai à un des pieux du rivage.

— Que diable fais-tu là ? me dit-il, ai-je affaire à des fous ? De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit, lui dis-je en tirant deux épées de dessous mon manteau, de vous battre avec moi.

— Avec toi, canaille ! je te vais rosser comme tu le mérites.

— Un instant, lui dis-je en le prenant au collet avec une vigueur dont il fut un peu étourdi, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis noble tout aussi bien que vous ; de plus, je suis un honnête homme et vous êtes un scélérat. Je vous fais donc beaucoup d’honneur en me battant avec vous. Il me sembla que mon adversaire tremblait et cherchait à s’échapper. Je le serrai davantage.

— Que me voulez-vous ? Par le nom du diable ! s’écria-t-il, qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. Pourquoi m’amenez-vous ici ? Votre intention est-elle de m’assassiner ? Je n’ai aucun argent sur moi. Êtes-vous un voleur ?

— Non, lui dis-je, il n’y a de voleur et d’assassin ici que vous ; vous le savez bien.

— Êtes-vous donc mon ennemi ?

— Oui, je suis votre ennemi.

— Comment vous nommez-vous ?

— Cela ne vous regarde pas ; vous le saurez si vous me tuez.

— Et si je ne veux pas vous tuer ? s’écria-t-il en haussant les épaules et en s’efforçant de prendre de l’assurance.

— Alors vous vous laisserez tuer par moi, lui répondis-je, car je vous jure qu’un de nous deux doit rester ici cette nuit.

— Vous êtes un bandit ! s’écria-t-il en faisant des efforts terribles pour se dégager. Au secours ! au secours !

— Cela est fort inutile, lui dis-je ; le bruit de la mer couvre votre voix, et vous êtes loin de tout secours humain. Tenez-vous tranquille ou je vous étrangle ; ne me mettez pas en colère, profitez des chances de salut que