Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
LEONE LEONI.

ne le savais pas moi-même, et que j’eus honte de l’espèce de folie que je venais de montrer. L’air ironique du marquis acheva de me déconcerter. Je sortis et revins un instant après avec les femmes et le médecin. Celui-ci trouva la princesse en proie à une affreuse crispation de nerfs, et dit qu’il faudrait tâcher de lui faire avaler tout de suite une cuillerée de la potion calmante. On essaya en vain de lui desserrer les dents. — Que la signora s’en charge, dit une des femmes en me désignant ; la princesse n’accepte rien que de sa main et ne refuse jamais ce qui vient d’elle. J’essayai en effet, et la mourante céda doucement. Par un reste d’habitude, elle me pressa faiblement la main en me rendant la cuiller ; puis elle étendit violemment les bras, se leva comme si elle allait s’élancer au milieu de la chambre, et retomba raide morte sur son fauteuil.

Cette mort si soudaine me fit une impression horrible ; je m’évanouis, et l’on m’emporta. Je fus malade quelques jours ; et quand je revins à la vie, Leoni m’apprit que j’étais désormais chez moi, que le testament avait été ouvert et trouvé inattaquable de tous points, que nous étions à la tête d’une belle fortune et maîtres d’un palais magnifique.

— C’est à toi que je dois tout cela, Juliette, me dit-il, et de plus, je te dois la douceur de pouvoir songer sans honte et sans remords aux derniers moments de notre amie. Ta sensibilité, ta bonté angélique, les ont entourés de soins et en ont adouci la tristesse. Elle est morte dans tes bras, cette rivale qu’une autre que toi eût étranglée ! et tu l’as pleurée comme si elle eût été ta sœur, tu es bonne, trop bonne, trop bonne ! Maintenant jouis du fruit de ton courage ; vois comme je suis heureux d’être riche, et de pouvoir t’entourer de nouveau de tout le bien-être dont tu as besoin.

— Tais-toi, lui dis-je, c’est à présent que je rougis et que je souffre. Tant que cette femme était là, et que je lui sacrifiais mon amour et ma fierté, je me consolais en sentant que j’avais de l’affection pour elle et que je m’immolais pour elle et pour toi. À présent je ne vois plus que ce qu’il y avait de bas et d’odieux dans ma situation. Comme tout le monde doit nous mépriser !

— Tu te trompes bien, ma pauvre enfant, dit Leoni ; tout le monde nous salue et nous honore, parce que nous sommes riches.

Mais Leoni ne jouit pas longtemps de son triomphe. Les cohéritiers, arrivés de Rome, furieux contre nous, ayant appris les détails de cette mort si prompte, nous accusèrent de l’avoir hâtée par le poison, et demandèrent qu’on déterrât le corps pour s’en assurer. On procéda à cette opération, et l’on reconnut au premier coup d’œil les traces d’un poison violent. — Nous sommes perdus ! me dit Leoni en entrant dans ma chambre ; Ildegonda est morte empoisonnée, et l’on nous accuse. Qui a fait cette abomination ? il ne faut pas le demander ; c’est Satan sous la figure de Lorenzo. Voilà comme il nous sert ; il est en sûreté, et nous sommes entre les mains de la justice. Te sens-tu le courage de sauter par la fenêtre ?

— Non, lui dis-je, je suis innocente, je ne crains rien ; si vous êtes coupable, fuyez.

— Je ne suis pas coupable, Juliette, dit-il en me serrant le bras avec violence ; ne m’accusez pas quand je ne m’accuse pas moi-même. Vous savez qu’ordinairement je ne m’épargne pas.

Nous fûmes arrêtés et jetés en prison. On instruisit contre nous un procès criminel ; mais il fut moins long et moins grave qu’on ne s’y attendait ; notre innocence nous sauva. En présence d’une si horrible accusation, je retrouvai toute la force que donne une conscience pure. Ma jeunesse et mon air de sincérité me gagnèrent l’esprit des juges au premier abord. Je fus promptement acquittée. L’honneur et la vie de Leoni furent un peu plus longtemps en suspens. Mais il était impossible, malgré les apparences, de trouver une preuve contre lui, car il n’était pas coupable ; il avait horreur de ce crime, son visage et ses réponses le disaient assez. Il sortit pur de cette accusation. Tous les laquais furent soupçonnés.

Le marquis avait disparu ; mais il revint secrètement au moment où nous sortions de prison, et intima à Leoni l’ordre de partager la succession avec lui. Il déclara que nous lui devions tout, que, sans la hardiesse et la promptitude de sa résolution, le testament eût été déchiré. Leoni lui fit les plus horribles menaces, mais le marquis ne s’en effraya point. Il avait, pour le tenir en respect, le meurtre de Henryet, commis sous ses yeux par Leoni, et il pouvait l’entraîner dans sa perte. Leoni furieux se soumit à lui payer une somme considérable. Ensuite nous recommençâmes à mener une vie folle et à étaler un luxe effréné : se ruiner de nouveau fut pour Leoni l’affaire de six mois. Je voyais sans regret s’en aller ces biens que j’avais acquis avec honte et douleur ; mais j’étais effrayée pour Leoni de la misère qui s’approchait encore de nous. Je savais qu’il ne pourrait pas la supporter, et que, pour en sortir, il se précipiterait dans de nouvelles fautes et dans de nouveaux dangers. Il était malheureusement impossible de l’amener à un sentiment de retenue et de prévoyance ; il répondait par des caresses ou des plaisanteries à mes prières et à mes avertissements. Il avait quinze chevaux anglais dans son écurie, une table ouverte à toute la ville, une troupe de musiciens à ses ordres. Mais ce qui le ruina le plus vite, ce furent les dons énormes qu’il fut obligé de faire à ses anciens compagnons pour les empêcher de venir fondre sur lui, et de faire de sa maison une caverne de voleurs. Il avait obtenu d’eux qu’ils n’exerceraient pas leur industrie chez lui ; et, pour les décider à sortir du salon quand ses hôtes commençaient à jouer, il était obligé de leur payer chaque jour une certaine redevance. Cette intolérable dépendance lui donnait parfois envie de fuir le monde et d’aller se cacher avec moi dans quelque tranquille retraite. Mais il est vrai de dire que cette idée l’effrayait encore plus ; car l’affection que je lui inspirais n’avait plus assez de force pour remplir toute sa vie. Il était toujours prévenant avec moi ; mais, comme à Venise, il me délaissait pour s’enivrer de tous les plaisirs de la richesse. Il menait au dehors la vie la plus dissolue, et entretenait plusieurs maîtresses qu’il choisissait dans un monde élégant, auxquelles il faisait des présents magnifiques, et dont la société flattait sa vanité insatiable. Vil et sordide pour acquérir, il était superbe dans sa prodigalité. Son mobile caractère changeait avec sa fortune, et son amour pour moi en subissait toutes les phases. Dans l’agitation et la souffrance que lui causaient ses revers, n’ayant que moi au monde pour le plaindre et pour l’aimer, il revenait à moi avec transport ; mais au milieu des plaisirs il m’oubliait, et cherchait ailleurs des jouissances plus vives. Je savais toutes ses infidélités ; soit paresse, soit indifférence, soit confiance en mon pardon infatigable, il ne se donnait plus la peine de me les cacher ; et quand je lui reprochais l’indélicatesse de cette franchise, il me rappelait ma conduite envers la princesse Zagarolo, et me demandait si ma miséricorde était déjà épuisée. Le passé m’enchaînait donc absolument à la patience et à la douleur. Ce qu’il y avait d’injuste dans la conduite de Leoni, c’est qu’il semblait croire que désormais je dusse accomplir tous ces sacrifices sans souffrir, et qu’une femme pût prendre l’habitude de vaincre sa jalousie…

Je reçus une lettre de ma mère, qui enfin avait eu de mes nouvelles par Henryet, et qui, au moment de se mettre en route pour venir me chercher, était tombée dangereusement malade. Elle me conjurait de venir la soigner, et me promettait de me recevoir sans reproches et avec reconnaissance. Cette lettre était mille fois trop douce et trop bonne. Je la baignai de mes larmes ; mais elle me semblait malgré moi déplacée, les expressions en étaient inconvenantes à force de tendresse et d’humilité. Le dirai-je, hélas ! ce n’était pas le pardon d’une mère généreuse, c’était l’appel d’une femme malade et ennuyée. Je partis aussitôt et la trouvai mourante. Elle me bénit, me pardonna et mourut dans mes bras, en me recommandant de la faire ensevelir dans un certaine robe qu’elle avait beaucoup aimée.