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LEONE LEONI.

d’une immoralité incroyable et d’une lâcheté certaine sous les dehors hypocrites de la tolérance et du bon sens. Il avait naturellement dépravé la conscience de son élève, et avait remplacé en lui les notions du juste et de l’injuste par une prétendue science de la vie qui consistait à faire toutes les folies amusantes, toutes les fautes profitables, toutes les bonnes et les mauvaises actions qui pouvaient tenter le cœur humain. J’ai connu ce Zanini à Paris, et je me souviens de lui avoir entendu dire qu’il fallait savoir faire le mal pour savoir faire le bien, savoir jouir dans le vice pour savoir jouir dans la vertu. Cet homme, plus prudent, plus habile et plus froid que Leoni, lui est beaucoup supérieur dans sa science ; et Leoni, emporté par ses passions ou dérouté par ses caprices, ne le suit que de loin en faisant mille écarts qui doivent le perdre dans la société, et qui l’ont déjà perdu, puisqu’il est désormais à la discrétion de quelques complices cupides et de quelques honnêtes gens dont il lassera la générosité.

Un froid mortel glaçait mes membres tandis qu’Henryet parlait ainsi. Je fis un effort pour écouter le reste.

XVI.

— À vingt ans, reprit Henryet, Leoni se trouva donc à la tête d’une fortune assez honorable, et entièrement maître de ses actions. Il était dans la plus facile position pour faire le bien ; mais il trouva son patrimoine au-dessous de son ambition, et, en attendant qu’il élevât une fortune égale à ses désirs sur je ne sais quels projets insensés ou coupables, il dévora en deux ans tout son héritage. Sa maison, qu’il fit décorer avec la richesse que vous avez vue, fut le rendez-vous de tous les jeunes gens dissipés et de toutes les femmes perdues de l’Italie. Beaucoup d’étrangers, amateurs de la vie élégante, y furent accueillis ; et c’est ainsi que Leoni, lié déjà par ses voyages avec beaucoup de gens comme il faut, établit dans tous les pays les relations les plus brillantes et s’assura les protections les plus utiles.

Dans cette nombreuse société durent s’introduire, comme il arrive partout, des intrigants et des escrocs. J’ai vu à Paris, autour de Leoni, plusieurs figures qui m’ont inspiré de la méfiance, et que je soupçonne aujourd’hui devoir former avec lui et le marquis de ***… une affiliation de filous de bonne compagnie. Cédant à leurs conseils, aux leçons de Zanini ou à ses dispositions naturelles, le jeune Leoni dut s’exercer à tricher au jeu. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il acquit ce talent à un degré éminent, et qu’il l’a probablement mis en usage dans toutes les villes de l’Europe sans exciter la moindre défiance. Lorsqu’il fut absolument ruiné, il quitta Venise et se mit à voyager de nouveau en aventurier. Ici le fil de son histoire m’échappe. Zanini, par qui j’ai su une partie de ce que je viens de vous raconter, prétendait l’avoir perdu de vue depuis ce moment, et n’avoir appris que par une correspondance souvent interrompue les mille changements de fortune et les mille intrigues de Leoni dans le monde. Il s’excusait d’avoir formé un tel élève en disant que Leoni avait pris à côté de sa doctrine ; mais il excusait l’élève en louant l’habileté incroyable, la force d’âme et la présence d’esprit avec laquelle il avait conjuré le sort, traversé et vaincu l’adversité. Enfin Leoni vint à Paris avec son ami fidèle, le marquis de ***…, que vous connaissez, et c’est là que j’eus l’occasion de le voir et de le juger.

Ce fut Zanini qui le présenta chez la princesse de X…, dont il élevait les enfants. La supériorité d’esprit de cet homme l’avait depuis plusieurs années établi dans la société de la princesse sur un pied moins subalterne que les gouverneurs ne le sont d’ordinaire dans les grandes maisons. Il faisait les honneurs du salon, tenait le haut de la conversation, chantait admirablement, et dirigeait les concerts.

Leoni, grâce à son esprit et à ses talents, fut accueilli avec empressement et bientôt recherché avec enthousiasme. Il exerça à Paris, sur certaines coteries, l’empire que vous lui avez vu exercer sur toute une ville de province. Il s’y comportait magnifiquement, jouait rarement, mais toujours pour perdre des sommes immenses que gagnait généralement le marquis de ***… Ce marquis fut présenté peu de temps après lui par Zanini. Quoique compatriote de Leoni, il feignait de ne pas le connaître ou affectait d’avoir de l’éloignement pour lui. Il racontait à l’oreille de tout le monde qu’ils avaient été en rivalité d’amour à Venise, et que, bien que guéris l’un et l’autre de leur passion, ils ne l’étaient point de leur inimitié. Grâce à cette fourberie, personne ne les soupçonnait d’être d’accord pour exercer leur industrie.

Ils l’exercèrent durant tout un hiver sans inspirer le moindre soupçon. Ils perdaient quelquefois immensément l’un et l’autre, mais plus souvent ils gagnaient, et ils menaient, chacun de son côté, un train de prince. Un jour un de mes amis, qui perdait énormément contre Leoni, surprit un signe imperceptible entre lui et le marquis vénitien. Il garda le silence et les observa tous deux pendant plusieurs jours avec attention. Un soir que nous avions parié du même côté, et que nous perdions toujours, il s’approcha de moi et me dit : — Regardez ces deux Italiens ; j’ai la conviction et presque la certitude qu’ils s’entendent pour tricher. Je quitte demain Paris pour une affaire extrêmement pressée ; je vous laisse le soin d’approfondir ma découverte et d’en avertir vos amis, s’il y a lieu. Vous êtes un homme sage et prudent ; vous n’agirez pas, j’espère, sans bien savoir ce que vous faites. En tout cas, si vous avez quelque affaire avec ces gens-là, ne manquez pas de me nommer à eux comme le premier qui les ait accusés, et écrivez-moi ; je me charge de vicier la querelle avec un des deux. Il me laissa son adresse et partit. J’examinai les deux chevaliers d’industrie, et j’acquis la certitude que mon ami ne s’était pas trompé. J’arrivai à l’entière découverte de leur mauvaise foi précisément à une soirée chez la princesse de X… Je pris aussitôt Zanini par le bras, et l’entraînant à l’écart : — Connaissez-vous bien, lui demandai-je, les deux Vénitiens que vous avez présentés ici ?

— Parfaitement, me répondit-il avec beaucoup d’aplomb ; j’ai été le gouverneur de l’un, je suis l’ami de l’autre.

— Je vous en fais mon compliment, lui dis-je, ce sont deux escrocs. Je lui fis cette réponse avec tant d’assurance, qu’il changea de visage, malgré sa grande habitude de dissimulation. Je le soupçonnais d’avoir un intérêt dans leur gain, et je lui déclarai que j’allais démasquer ses deux compatriotes. Il se troubla tout à fait et me supplia avec instance de ne pas le faire. Il essaya de me persuader que je me trompais. Je le priai de me conduire dans sa chambre avec le marquis. Là je m’expliquai en peu de mots très-clairs, et le marquis, au lieu de se disculper, pâlit et s’évanouit. Je ne sais si cette scène fut jouée par lui et l’abbé, mais ils me conjurèrent avec tant de douleur, le marquis me marqua tant de honte et de remords, que j’eus la bonhomie de me laisser fléchir. J’exigeai seulement qu’il quittât la France avec Leoni sur-le-champ. Le marquis promit tout ; mais je voulus moi-même faire la même injonction à son complice : je lui ordonnai de le faire monter. Il se fit longtemps attendre ; enfin il arriva, non pas humble et tremblant comme l’autre, mais frémissant de rage et serrant les poings. Il pensait peut-être m’intimider par son insolence ; je lui répondis que j’étais prêt à lui donner toutes les satisfactions qu’il voudrait, mais que je commencerais par l’accuser publiquement. J’offris en même temps au marquis la réparation de mon ami aux mêmes conditions. L’impudence de Leoni fut déconcertée. Ses compagnons lui firent sentir qu’il était perdu s’il résistait. Il prit son parti, non sans beaucoup de résistance et de fureur, et tous deux quittèrent la maison sans reparaître au salon. Le marquis partit le lendemain pour Gènes, Leoni pour Bruxelles. J’étais resté seul avec Zanini dans sa chambre ; je lui fis comprendre les soupçons qu’il m’inspirait et le dessein que j’avais de le dénoncer à la princesse. Comme je n’avais point de preuves certaines contre lui, il fut moins humble et moins suppliant que le marquis ; mais