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HORACE.

rencontrer quelqu’un ; un jour ou l’autre cela doit arriver), dis-moi, Marthe, que leur dirons-nous ? »

Marthe, interdite et comme affligée, réfléchit un instant ; puis, prenant son parti, elle répondit avec beaucoup de fermeté : « Nous leur dirons ce que nous avons dit aux autres, que cet enfant est le tien.

— Songes-tu aux conséquences de ce mensonge, ma pauvre Marthe ? Souviens-toi que la jalousie d’Horace était bien connue de ses amis : tous ne te connaissaient pas assez pour être sûrs qu’elle n’était pas fondée… Ils croiront donc que tu le trompais ; et cette accusation injuste, que tu n’as pu supporter dans la bouche d’Horace, elle sera donc dans la bouche de tout le monde, même dans celle des amis qui n’avaient jamais douté de toi, comme Théophile, Eugénie, et quelques autres ! »

Marthe pâlit.

« Cela me fera souffrir beaucoup, répondit-elle. J’ai été si fière ! j’ai montré tant d’indignation d’être soupçonnée ! L’on pensera maintenant que j’ai été impudente et que j’ai menti avec effronterie. Mais, après tout, qu’importe ? On ne pourra m’accuser que de sottise et de vaine gloire ; car on saura bien que je n’ai pas présenté cet enfant à Horace comme le sien, et que je me suis éloignée de lui au moment de devenir mère.

— On dira qu’il t’a chassée, que tu as essayé de le tromper, mais qu’il s’est aperçu de ton infidélité ; et il sera complètement justifié aux yeux des autres et aux siens propres.

— Aux siens propres ! s’écria Marthe, frappée d’une idée qui ne lui était pas encore venue. Oh ! cela est bien vrai ! Ce serait lui épargner la punition que lui réserve la justice de Dieu ! Ce serait lui ôter la honte qu’il doit éprouver en voyant comment tu as rempli à sa place les devoirs qu’il a méconnus. Non ! je ne veux pas qu’il ignore ta grandeur et la pureté de ton amour ! Je veux qu’il en soit humilié jusqu’au fond de son âme, et qu’il soit forcé de se dire : Marthe a eu bien raison de se réfugier dans le sein d’Arsène !

— Ceci importe peu, reprit Arsène ; mais ce qui m’importe, à moi, c’est que cet homme aveugle et violent ne s’arroge pas le droit de te mépriser et d’aller crier chez tes véritables amis : « Vous voyez ! j’avais bien raison de me méfier de Marthe. Elle était la maîtresse d’Arsène en même temps que la mienne. J’avais bien raison de maudire sa grossesse. L’enfant qu’elle voulait me donner a eu deux pères, et je ne sais auquel des deux il appartient. »

— Tu as raison, répondit Marthe. Eh bien, nous ne mentirons pas à nos anciens amis ; et si jamais j’ai le malheur de rencontrer Horace, j’aurai le courage de lui dire à lui-même : « Vous n’avez pas voulu de votre enfant ; un autre est fier de s’en charger, et par là il a mérité d’être mon époux, mon amant, mon frère à jamais. »

Marthe, en parlant ainsi, se précipita dans les bras d’Arsène, et couvrit son visage de baisers et de larmes. Puis elle prit l’enfant dans son berceau, et le lui donna solennellement. Paul l’éleva dans ses mains, prit Dieu à témoin, et consacra à la face du ciel cette adoption, plus sainte et plus certaine qu’aucune de celles que les lois ratifient à la face des hommes.

XXX.

À la fin de l’été, la vicomtesse avait hâté son départ de la campagne, sous prétexte d’affaires pressantes, mais en réalité pour fuir Horace, qu’elle n’aimait plus, et que même elle commençait à détester. Pour se débarrasser de cet amant dangereux, elle avait écrit à son vieux ami le marquis de Vernes, et lui avait demandé conseil comme elle avait coutume de le faire lorsqu’elle avait besoin de lui. Elle lui avait avoué en même temps et son goût pour Horace et le dégoût qui l’avait suivi, le mépris et le ressentiment que lui avaient causé ses indiscrétions, et la crainte qu’elle éprouvait qu’il n’en commit de nouvelles. Elle lui avait raconté comment, ayant essayé de le traiter d’un peu haut pour l’habituer au respect, ce moyen avait échoué : Horace avait voulu faire sentir ses droits, et, pour se faire craindre sans se rendre odieux, il avait parlé de jalousie et de vengeance comme un héros de Calderon. Léonie, épouvantée, demandait en grâce au marquis de venir à son secours pour la délivrer de ce forcené. « J’avais bien prévu ce qui arrive, avait répondu le marquis. Ce jeune homme m’a plu, et à vous encore d’avantage. Il a les qualités du talent et les travers de l’homme de rien. Il vous aime, et il va bientôt vous haïr, parce que vous ne pouvez ni le haïr, ni l’aimer comme il l’entend. Sa haine ou son amour vous seront également funestes. Il n’y a qu’un moyen de vous en préserver : c’est de travailler à le rendre indifférent. Pour cela, il faut bien vous garder de lui témoigner de l’indifférence. Ce serait ranimer ses désirs, éveiller son dépit, et le pousser aux dernières extrémités. Soyez passionnée au contraire ; renchérissez sur ses jalousies, sur ses injustices, sur ses menaces. Effrayez-le, fatiguez-le d’émotions. Tâchez de l’ennuyer à force d’exigences. Faites l’amante espagnole à votre tour, et rendez-le si malheureux, qu’il désire vous quitter. Tâchez qu’il fasse le premier pas vers une rupture, et qu’il le fasse violemment ; alors vous serez sauvée : il aura eu les premiers torts. Votre empressement à en profiter pour l’abandonner sera de la fierté légitime, la dignité d’un grand caractère, la colère implacable d’un grand amour ! Je vous réponds du reste. Je m’emparerai de lui quand l’occasion sera venue ; j’écouterai ses plaintes, je lui prouverai qu’il est le seul coupable, et, tout en vous haïssant, il sera forcé de vous respecter. Il vous importunera peut-être, il fera des folies pour arriver jusqu’à vous. Soyez sans pitié. Peut-être se brûlera-t-il la cervelle, mais seulement un peu ; il a trop d’esprit pour vouloir renoncer aux beaux romans dont son avenir est gros. Toutes les extravagances qu’il pourra faire alors pour vous, loin de vous compromettre, tourneront au triomphe de votre fierté. Tout le monde saura peut-être que ce jeune homme vous adore ; mais on saura aussi que vous le réduisez au désespoir ; et s’il lui arrive de se vanter du passé dans sa colère, on le regardera comme un fat ou comme un fou. De tout ceci, ma belle amie, il résultera pour vous un surcroît de gloire. Votre puissance sera plus enviée que jamais par les femmes, et les hommes viendront se prosterner par centaines à vos genoux. »

La vicomtesse suivit fidèlement le conseil de son mentor. Elle joua si bien la passion, qu’Horace en fut épouvanté. Dès qu’elle le vit reculer, elle avança, et ne craignit pas d’exiger de lui qu’il l’enlevât. Cette idée sourit d’abord à Horace, à cause du retentissement qu’aurait une pareille aventure, et de l’honneur que lui ferait, dans la province et même dans le monde, la passion échevelée d’une dame de ce rang et de cet esprit. La vicomtesse frémit en le voyant irrésolu ; mais, au bout de vingt quatre heures, Horace s’effraya de l’idée de vivre avec une maîtresse aussi jalouse et aussi impérieuse. Il songea à la souffrance qu’il éprouverait lorsque les curieux, se précipitant sur ses pas pour le voir passer avec sa conquête, l’un dirait : « Tiens ! elle n’est pas plus belle que cela ? » l’autre : « Elle n’est, pardieu, pas jeune ! » Et, tout bien considéré, il refusa le sacrifice qu’elle lui offrait, sous prétexte qu’il était pauvre, et qu’il ne pouvait se résoudre à faire partager sa misère à une femme comme elle, bercée dans l’opulence. Ce prétexte était d’ailleurs assez bien fondé. La vicomtesse feignit de n’en tenir compte, de dédaigner les richesses, de vouloir braver le monde, qu’elle prétendait haïr et mépriser. Mais dès qu’elle se fut bien assurée de la répugnance sincère d’Horace à prendre ce parti, elle l’accusa de ne point l’aimer ; elle feignit d’être jalouse d’Eugénie ; elle inventa je ne sais quels sujets absurdes de soupçon et de ressentiment. Elle pleura même, et s’arracha quelques faux cheveux. Puis tout à coup elle chassa Horace de son boudoir, fit ses apprêts de départ, refusa de recevoir ses excuses et ses adieux, et s’en retourna à Paris, bien fatiguée du drame qu’elle venait de jouer, bien satisfaite d’être enfin délivrée du sujet de ses terreurs.