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HORACE.

qui avait ouvert et précédé sa marche triomphale, lui paraissait un cortège dont on ne devait pas rougir. La pauvre Marthe, pour avoir accepté avec douceur et repentance le reproche d’une seule erreur, avait été accablée par l’orgueil ombrageux d’Horace. La fière vicomtesse, prête à se vanter d’une longue série de fautes, fut respectée, grâce à ce même orgueil.

Interrogée comme Marthe l’avait été, la vicomtesse n’eût pas daigné répondre. L’eût-elle fait, elle n’eût caché aucune de ses actions. Elle n’était pas hypocrite de principes. Tout au contraire, elle avait à cet égard un certain cynisme voltairien qui donnait un démenti formel à ses hypocrisies de sentiment. Elle n’avait pas la prétention d’être une femme vertueuse, mais bien celle d’être une âme jeune, ardente, ouverte aux passions qu’on saurait lui inspirer. C’était une sorte de prostitution de cœur, car elle allait s’offrant à tous les désirs, se faisant respecter par ce mot : « Je ne peux pas aimer ; » se laissant attaquer par cet autre qu’elle ajoutait pour certains hommes : « Je voudrais pouvoir aimer. »

Lorsque Horace devint son amant, elle était à peu près seule avec lui dans une sorte d’intimité au château de Chailly. Le comte de Meilleraie s’était absenté, les adorateurs d’habitude s’étaient dispersés ; le choléra avait effrayé les uns, et apporté aux autres des héritages précieux ou des pertes sensibles. Cependant le fléau s’éloignait de nos contrées, et Léonie ne rappelait pas sa cour autour d’elle. Absorbée par son nouvel amour, et embarrassée peut-être d’en faire accepter les apparences à ses amis, elle écartait toutes les visites, en répondant à toutes les lettres, qu’elle était à la veille de retourner à Paris. Cependant, les semaines se succédaient, et Horace triomphait secrètement (trop secrètement à son gré) de l’absence de ses rivaux.

Malgré ses affectations de franchise ordinaire, la vicomtesse, à cause de sa belle-mère et de ses enfants, exigea d’Horace le plus profond mystère. Grâce à l’aplomb de Léonie, plus encore qu’au voisinage des habitations respectives et aux précautions prises, le secret de cette liaison ne transpira point. Les mœurs de Léonie, ses discours, ses prétentions, ses réticences, ses demi-aveux, tout son mélange de franchise et de fausseté, avaient fait de sa vie à l’extérieur quelque chose d’énigmatique, que les amants heureux s’étaient plu à voiler pour rendre leur gloire plus piquante, et les amants rebutés à respecter, pour adoucir la honte de leur position. Horace passa pour un intime de plus, pour un de ces assidus dont on disait : Ils sont tous heureux, ou bien il n’y en a pas un seul ; tous sont également favorisés ou tenus à distance. Ce n’était pas ainsi qu’Horace eût arrangé son rôle, si on lui en eût laissé le choix ; son principal sentiment auprès de Léonie avait été le désir d’écraser tous ses rivaux dans l’apparence, sinon dans la réalité, et de faire dire de lui : « Voilà celui qu’elle favorise ; aucun autre n’est écouté. » Il souffrit donc bien vite de l’obscurité de sa position et du peu de retentissement de sa victoire. Il s’en consola en la confiant sous le sceau du secret, non-seulement à moi, mais à quelques autres personnes qu’il ne connaissait pas assez pour les traiter avec cet abandon, et qui, le jugeant extrêmement fat, ne voulurent pas croire à son succès.

Ces indiscrétions tournèrent donc à la honte d’Horace et à la glorification de la vicomtesse, qui les apprit et les démentit en disant, avec un sang-froid admirable et une douceur angélique, que cela était impossible, parce qu’Horace était un homme d’honneur, incapable d’inventer et de répandre un fait contraire à la vérité. Mais lorsqu’elle le revit tête à tête, elle lui fit sentir sa faute avec des ménagements si cruels et une bonté si mordante, qu’il fut forcé, tout en étouffant de rage, de se lancer auprès d’elle dans un système de dénégations et de mensonges pour reconquérir sa confiance et son estime. Mais c’en était fait déjà pour jamais. La curiosité de Léonie était satisfaite ; sa vanité était assouvie par toutes les louanges ampoulées qu’Horace lui avait prodiguées, au lieu d’ardeur, dans ses épanchements, au lieu d’affection, dans ses épîtres en prose et en vers. Il avait épuisé pour elle tout son vocabulaire ébouriffant de l’amour à la mode ; il l’avait saturée d’épithètes délirantes, et ses billets étaient criblés de points d’exclamation. Léonie en avait assez. En femme d’esprit, elle s’était vite lassée de tout ce mauvais goût poétique. En diplomate clairvoyant, elle avait reconnu que cet amour-là n’était différent de celui qu’elle connaissait que par l’expression, et que ce n’était pas la peine de s’exposer vis-à-vis du public à des propos ridicules, pour écouter un jargon d’amour qui ne l’était pas moins. Après un mois de cette expérience, chaque jour plus froide et plus triste, Léonie résolut de se débarrasser peu à peu de cette intrigue, afin de pouvoir, en attendant mieux, retourner au comte de Meilleraie, qui était un homme d’excellent ton.

La vicomtesse, qui ne rougissait point de ses fautes, rougissait fort souvent de ceux qui les lui avaient fait commettre ; et de là venait qu’en se confessant parfois avec beaucoup de candeur, il ne lui était jamais arrivé de nommer personne. Elle avait douloureusement commencé à nourrir cette honte mystérieuse en devenant la proie du vieux marquis. Elle n’avait conservé avec lui que des relations filiales : mais elle n’avait pas trouvé dans ses autres amours de quoi s’enorgueillir assez pour effacer cette blessure, et laver cette tache à ses propres yeux. Elle en avait gardé une haine et un mépris profonds pour les hommes qui ne lui plaisaient pas, ou qui ne lui plaisaient plus ; et même à l’égard de ceux qui étaient en possession de lui plaire, elle nourrissait une méfiance continuelle. Elle n’avait jamais ratifié leur puissance sur elle par des confidences à ses amis (il faut en excepter le marquis, à qui elle disait presque tout), encore moins par des démarches compromettantes. En général, elle avait été secondée par la délicatesse de leurs procédés et la froideur de leur rupture, parce que c’étaient des hommes du monde, également incapables d’un regret et d’une vengeance. Horace, pour qui elle avait failli abjurer sa prudence ; Horace, qu’elle avait jugé si pur, si épris, si naïf ; Horace, dont elle ne s’était pas défiée, lui parut le plus misérable de tous, lorsqu’il voulut s’imposer à elle pour amant aux yeux d’autrui. Elle en fut si révoltée, que non-seulement elle jura de l’éconduire au plus vite, mais encore de se venger en ne laissant pas derrière elle la moindre trace de ses bontés pour lui. « Tu seras puni par où tu as péché, lui disait-elle en son âme ulcérée ; tu as voulu passer pour mon maître, et, à la première occasion, je te ferai passer pour mon bouffon. Ta fatuité retombera sur ta tête ; et où tu as semé la gloriole, tu ne recueilleras que la honte et le ridicule. »

Horace pressentit cette vengeance, et une nouvelle lutte s’engagea entre eux, non plus pour se dominer mutuellement, mais pour se détruire.

XXIX.

Cependant nous ignorions absolument le sort de trois personnes qui nous intéressaient au plus haut point : Marthe, que nous étions déjà habitués à regarder comme perdue à jamais pour nous ; Laravinière, que ses amis cherchaient sans pouvoir le retrouver ; et Arsène, qui nous avait promis de nous écrire, et dont nous ne recevions pas plus de nouvelles que des deux autres. La disparition de Jean avait été complète. On présumait bien qu’il était mort au cloître Saint-Méry, car les bousingots les plus courageux l’avaient suivi durant toute la journée du 5 juin ; mais dans la nuit ils s’étaient dispersés pour chercher des armes, des munitions et du renfort. Le 6 au matin, il leur avait été impossible de se réunir aux insurgés, que la troupe, échelonnée sur tous les points, parquait dans leur dernière retraite. Je ne saurais affirmer que ces étudiants eussent tous mis une audace bien persévérante à opérer cette jonction ; mais il est certain que plusieurs la tentèrent, et qu’à la prise de la maison où leur chef était retranché, ils profitèrent de la confusion pour s’efforcer de le retrouver, afin d’aider à son évasion, ou tout au moins de recueillir son cadavre. Cette dernière consolation leur fut refusée. Louvet retrouva seulement