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HORACE.

la paille, comme vous faites, avec une fenêtre ouverte sur le dos, vous ne pouvez pas durer longtemps. La maladie lui ôte la réflexion, c’est tout simple ; mais si vous me permettiez de lui parler, je vous assure que le jour même il prendrait son parti de se traîner dehors comme il pourrait. Tenez, à nous deux, en le soutenant bien, nous le conduirions à l’hôpital ; il y serait mieux qu’ici.

— À l’hôpital ! s’écria Marthe en pâlissant. N’avez-vous pas entendu dire (et ne me l’avez-vous pas répété), qu’il était enjoint aux médecins de livrer les blessés qui se confieraient à leurs soins, et que chaque malade accueilli dans un hospice était désigné à l’examen de la police par un écriteau placé au-dessus de son lit ? Comment ! la délation est imposée (sous peine d’être accusés de complicité) aux hommes dont les fonctions sont les plus saintes ; et vous voulez que j’abandonne cette victime à la vengeance d’une société où de tels ordres sont acceptés de tous sans révolte, et peut-être sans horreur de la part de beaucoup de gens ? Non, non, si le monde est devenu un coupe-gorge, du moins il reste dans le cœur des pauvres femmes, et sous les tuiles de nos mansardes, un peu de religion et d’humanité, n’est-ce pas, bonne voisine ?

— Allons ! répondit la voisine en essuyant ses yeux avec le coin de son tablier, voilà que vous faites de moi ce que vous voulez. Je ne sais pas où vous prenez ce que vous dites, mon enfant ; mais vous parlez selon Dieu et selon mon cœur. Je vais vous chercher un peu de lait et de sucre pour votre malade, et aussi pour ce cher trésor, ajouta-t-elle en embrassant l’enfant suspendu au sein de sa mère.

— Non, ma chère amie, dit Marthe, ne vous dépouillez pas pour nous ; vous avez déjà assez fait. Il n’est pas juste qu’à votre âge vous vous condamniez à souffrir. Nous sommes jeunes, nous autres, et nous avons la force de nous priver un peu.

— Et si je veux me priver, si je veux souffrir, moi ! s’écria la bonne femme tout en colère ; me prenez-vous pour un mauvais cœur, pour une avare, pour une égoïste ? Avez-vous le droit de me refuser, d’ailleurs, quand il s’agit d’un amour d’enfant comme le vôtre, et d’un malheureux que le bon Dieu nous confie ?

— Eh bien, j’accepte, répondit Marthe en jetant ses bras amaigris et couverts de haillons au cou de la vieille femme ; j’accepte avec joie. Un jour viendra, qui n’est pas loin peut-être, où nous vous rendrons tout le bien que vous nous faites maintenant ; car Dieu aussi nous rendra la force et la liberté !

— Tu as raison, Marthe, dit Arsène d’une voix faible et mesurée, lorsque la voisine fut sortie. La liberté nous sera rendue, et la force nous reviendra. Ta pitié me sauve, et j’aurai mon tour. Va, ma pauvre Marthe, conserve ton courage, comme j’entretiens le mien dans le silence et la soumission. Il m’en faut plus qu’à toi pour te voir souffrir comme tu fais, et pour songer sans désespoir que non-seulement je ne puis te soulager, mais que encore j’augmente ta misère. Durant les premiers jours, je me suis souvent demandé si je ne ferais pas mieux de remonter sur les toits, et de m’en aller mourir dans quelque gouttière, comme un pauvre oiseau dont on a brisé l’aile ; mais j’ai senti, à ma tendresse pour toi, que je surmonterais cette maladie ; qu’à force de vouloir vivre je vivrais, et qu’en acceptant ton appui, je t’assurais le mien pour l’avenir. Vois-tu, Marthe, Dieu sait bien ce qu’il fait ! Dans ta fierté, tu t’étais éloignée et cachée de moi. Tu voulais passer ta vie dans l’isolement, dans la douleur et dans le besoin, plutôt que d’accepter mon dévouement. À présent que la destinée m’a envoyé ici pour profiter du tien, tu ne pourras plus me repousser, tu n’auras plus le droit de refuser mon appui. Je ne t’offre rien que mon cœur et mes bras, Marthe ; car je ne possède ni or, ni argent, ni vêtement, ni asile, ni talent, ni protection ; mais mon cœur te chérit, et mes bras pourront te nourrir, toi et ce cher trésor, comme dit la voisine. »

En parlant ainsi, Paul prit l’enfant et l’embrassa ; c’était la première marque d’affection qu’il lui donnait. Jusqu’à ce jour, il l’avait souvent soutenu et bercé sur ses genoux pour soulager la mère ; il l’avait endormi toutes les nuits à plusieurs reprises dans ses bras, et réchauffé contre sa poitrine, mais en lui donnant ces soins, il ne l’avait jamais caressé. En cet instant, une larme de tendresse coula de ses yeux sur le visage de l’enfant, et Marthe l’y recueillit avec ses lèvres. « Ah ! mon Paul, ah ! mon frère ! s’écria-t-elle, si tu pouvais l’aimer, ce cher et douloureux trésor !

— Tais-toi, Marthe, ne parlons pas de cela, répondit-il en lui rendant son fils. Je suis encore trop faible ; je ne t’ai pas encore dit un mot là-dessus. Nous en parlerons, et tu seras contente de moi, je l’espère. En attendant, souffrons encore, puisque c’est la volonté divine. Je vois bien que tu jeûnes, je vois bien que tu couches sur le carreau avec une poignée de paille sous ta tête, et je n’ose pas seulement te dire : Reprends ton lit, et laisse-moi m’étendre sur cette litière ; car, à cette idée-là, tu te révoltes, et tu m’accables d’une bonté qui me fait trop de mal et trop de bien. Il faut que je reste là, que je subisse la vue de tes fatigues, et que je sois calme, et que je dise : Tout est bien ! Hélas ! mon Dieu, faites que je remporte cette victoire jusqu’au bout !

« Pourvu, Marthe, lui dit-il dans un autre moment de calme qu’il eut le lendemain, que tu n’ailles pas oublier ce que tu fais pour moi, et que tu ne viennes pas me dire un jour, quand je te le rappellerai, que tu n’as pas autant souffert que je veux bien le prétendre ! C’est que je te connais, Marthe : tu es capable de cette perfidie-là. »

Un pâle sourire effleura leurs lèvres à tous les deux ; et, Marthe, se penchant sur lui, imprima un chaste baiser sur le front de son ami. C’était la première caresse qu’elle osait lui donner depuis cinq semaines qu’ils étaient enfermés ensemble tête à tête le jour et la nuit. Durant tout ce temps, chaque fois que Marthe, dans une effusion de douleur et d’effroi pour sa vie, s’était approchée de lui pour l’embrasser comme pour lui dire adieu, il l’avait toujours repoussée vivement, en lui disant avec une sorte de colère : « Laisse-moi. Tu veux donc me tuer ? » C’étaient les seuls moments où le souvenir de sa passion avait paru se réveiller. Hors de ces émotions rapides et rares, que Marthe avait appris à ne plus provoquer par son élan fraternel, ils n’avaient pas échangé un mot qui fit allusion aux malheurs précédents. On eût dit qu’entre la paisible amitié de leur enfance et la tragique journée du cloître Saint-Méry il ne s’était rien passé, tant l’un mettait de délicatesse à détourner le souvenir des temps intermédiaires, tant l’autre éprouvait de honte et d’angoisse à les rappeler ! Ce jour-là seulement tous deux y songèrent sans trouble au même moment, et tous deux comprirent que cette pensée pouvait cesser d’être amère. Paul, loin de repousser le baiser de Marthe, le rendit à son enfant avec plus de tendresse encore qu’il n’avait fait la veille, et il ajouta avec une sorte de gaieté mélancolique : « Sais-tu, Marthe, que cet enfant est charmant ? On dit que ces petits êtres sont tous laids à cet âge-là ; mais ceux qui parlent ainsi n’en ont jamais regardé un avec des yeux de père ! »

XXVIII.

Horace nous avait fait pressentir, dès les premiers jours de son assiduité au château de Chailly, les vues qu’il avait sur la vicomtesse et les espérances qu’il avait conçues. Eugénie l’avait raillé de sa fatuité ; et moi, qui ne regardais point son succès comme impossible, je ne l’avais pas félicité de cette entreprise. Loin de là : je lui avais dit sans ambiguïté le peu de cas que je faisais du caractère de Léonie. Notre manière d’accueillir ses confidences lui avait déplu, et il ne nous en faisait plus depuis longtemps, lorsque le jour de sa victoire arriva, et le remplit d’un orgueil impossible à réprimer. Ce jour-là, en soupant avec nous, il ne put s’empêcher de ramener à tout propos, dans la conversation, les grâces imposantes, l’esprit supérieur, le tact exquis, toutes les