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HORACE.

courage au moment où celui d’Horace faiblissait ; il s’approcha d’une femme qui reposait là avec le cadavre de son enfant enlacé au sien ; il souleva d’une main ferme les cheveux noirs que le vent rabattait sur le visage de la morte, et comme si sa vue eût été troublée par un nuage épais, il se pencha sur cette face livide, la contempla un instant, et la laissant retomber avec une indifférence qui, certes, ne lui était pas habituelle :

« Non, » dit-il d’une voix forte ; et il m’entraîna pour répéter vite à Horace ce non », qui devait le soulager momentanément.

Au bout de quelques pas, Arsène s’arrêtant :

« Montrez-moi encore, lui dit-il, le billet qu’elle vous a laissé. »

Ce billet, Horace nous l’avait communiqué. Il le remit de nouveau à Paul, qui le relut attentivement. Il était ainsi conçu :

« Rassurez-vous, cher Horace, je m’étais trompée. Vous n’aurez pas les charges et les ennuis de la paternité ; mais après tout ce que vous m’avez dit depuis quinze jours, j’ai compris que notre union ne pouvait pas durer sans faire votre malheur et ma honte. Il y a longtemps que nous avons dû nous préparer mutuellement à cette séparation, qui vous affligera, j’en suis sûre, mais à laquelle vous vous résignerez, en songeant que nous nous devions mutuellement cet acte de courage et de raison. Adieu pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Ne vous inquiétez pas de moi, je suis forte et calme désormais. Je quitte Paris ; j’irai peut-être dans mon pays. Je n’ai besoin de rien, je ne vous reproche rien. Ne gardez pas de moi un souvenir amer. Je pars en appelant sur vous la bénédiction du ciel. »

Cette lettre n’annonçait pas des projets sinistres ; cependant elle était loin de nous rassurer. Moi surtout, j’avais trouvé naguère chez Marthe tous les symptômes d’un désespoir sans ressource, et cette farouche énergie qui conduit aux partis extrêmes.

« Il faut, dis-je à Horace, faire encore un grand effort sur vous-même, et nous raconter textuellement ce qui s’est passé entre vous depuis quinze jours ; d’après cela, nous jugerons de l’importance que nous devons laisser à nos craintes. Peut-être les vôtres sont exagérées. Il est impossible que vous ayez eu envers Marthe des procédés assez cruels pour la pousser à un acte de folie. C’est un esprit religieux, c’est peut-être un caractère plus fort que vous ne le pensez. Parlez, Horace ; nous vous plaignons trop pour songer à vous blâmer, quelque chose que vous ayez à nous dire.

— Me confesser devant lui ? répondit Horace en regardant Arsène. C’est un rude châtiment ; mais je l’ai mérité, et je l’accepte. Je savais bien qu’il l’aimait, lui, et que son amour était plus digne d’elle que le mien. Mon orgueil souffrait de l’idée qu’un autre que moi pouvait lui donner le bonheur que je lui déniais ; et je crois que, dans mes accès de délire, je l’aurais tuée plutôt que de la voir sauvée par lui !

— Que Dieu vous pardonne ! dit Arsène ; mais avouez jusqu’au bout. Pourquoi la rendiez vous si malheureuse ? Est-ce à cause de moi ? Vous savez bien qu’elle ne m’aimait pas !

— Oui, je le savais ! dit Horace avec un retour d’orgueil et de triomphe égoïste ; mais aussitôt ses yeux s’humectèrent et sa voix se troubla. Je le savais, continua-t-il, mais je ne voulais seulement pas qu’elle t’estimât, noble Arsène ! C’était pour moi une injure sanglante que la comparaison qu’elle pouvait faire entre nous deux au fond de son cœur. Vous voyez bien, mes amis, que, dans ma vanité, il y avait des remords et de la honte.

— Mais enfin, reprit Arsène, elle ne me regrettait pas assez, elle ne pensait pas assez à moi, pour qu’il lui en coûtât beaucoup de m’oublier tout à fait ?

— Elle vous a longtemps défendu, répondit Horace avec une énergie qui me portait à la fureur. Et puis tout à coup elle ne m’a plus parlé de vous, elle s’y est résignée avec un calme qui semblait me braver et me mépriser intérieurement. C’est à cette époque que la misère m’a contraint à lui laisser reprendre son travail, et quoique j’eusse vaincu en apparence ma jalousie, je n’ai jamais pu la voir sortir seule, sans conserver un soupçon qui me torturait. Mais je le combattais, Arsène ; je vous jure qu’il m’arrivait bien rarement de l’exprimer. Seulement quelquefois, dans des accents de colère, je laissais échapper un mot indirect, qui paraissait l’offenser et la blesser mortellement. Elle ne pouvait pas supporter d’être soupçonnée d’un mensonge, d’une dissimulation si légère qu’elle fût dans ma pensée. Sa fierté se révoltait contre moi tous les jours dans une progression qui me faisait craindre son changement ou son abandon. Pourtant, depuis quelques semaines, j’étais plus maître de moi, et, injuste qu’elle était ! elle prenait ma vertu pour de l’indifférence. Tout à coup une malheureuse circonstance est venue réveiller l’orage. J’ai cru Marthe enceinte ; Théophile m’en a donné l’idée, et j’en ai été consterné. Épargnez-moi l’humiliation de vous dire à quel point le sentiment paternel était peu développé en moi. Suis-je donc dans l’âge où cet instinct s’éveille dans le cœur de l’homme ? et puis l’horrible misère ne fait-elle pas une calamité de ce qui peut être un bonheur en d’autres circonstances ? Bref, je suis rentré chez moi précipitamment, il y a aujourd’hui quinze jours, en quittant Théophile, et j’ai interrogé Marthe avec plus de terreur que d’espérance, je l’avoue. Elle m’a laissé dans le doute ; et puis, irritée des craintes chagrines que je manifestais, elle me déclara que si elle avait le bonheur de devenir mère, elle n’irait pas implorer pour son enfant l’appui d’une paternité si mal comprise et si mal acceptée par les hommes de ma condition. J’ai vu là un appel tacite vers vous, Arsène, je me suis emporté ; elle m’a traité avec un mépris accablant. Depuis ces quinze jours, notre vie a été une tempête continuelle, et je n’ai pu éclaircir le doute poignant qui en était cause. Tantôt elle m’a dit qu’elle était grosse de six mois, tantôt qu’elle ne l’était pas, et, en définitive, elle m’a dit que si elle l’était, elle me le cacherait, et s’en irait élever son enfant loin de moi. J’ai été atroce dans ces débats, je le confesse avec des larmes de sang. Lorsqu’elle niait sa grossesse, j’en provoquais l’aveu par une tendresse perfide, et lorsqu’elle l’avouait, je lui brisais le cœur par mon découragement, mes malédictions, et, pourquoi ne dirais-je pas tout ? par des doutes insultants sur sa fidélité, et des sarcasmes amers sur le bonheur qu’elle se promettait de donner un héritier à mes dettes, à ma paresse et à mon désespoir. Il y avait pourtant des moments d’enthousiasme et de repentir où j’acceptais cette destinée avec franchise et avec une sorte de courage fébrile ; mais bientôt je retombais dans l’excès contraire, et alors Marthe, avec un dédain glacial, me disait : « Tranquillisez-vous donc ; je vous ai trompé pour voir quel homme vous étiez. À présent que j’ai la mesure de votre amour et de votre courage, je puis vous dire que je ne suis pas grosse, et vous répéter que si je l’étais, je ne prétendrais pas vous associer à ce que je regarderais comme mon unique bonheur en ce monde. »

« Que vous dirai-je ? chaque jour la plaie s’envenimait. Avant-hier la mésintelligence fut plus profonde que la veille, et puis hier, elle le fut à un excès qui m’eût semblé devoir amener une catastrophe, si nous n’eussions pas été comme blasés l’un et l’autre sur de pareilles douleurs. À minuit, après une querelle qui avait duré deux mortelles heures, je fus si effrayé de sa pâleur et de son abattement, que je fondis en larmes. Je me mis à genoux, j’embrassai ses pieds, je lui proposai de se tuer avec moi pour en finir avec ce supplice de notre amour, au lieu de le souiller par une rupture. Elle ne me répondit que par un sourire déchirant, leva les yeux au ciel, et demeura quelques instants dans une sorte d’extase. Puis, elle jeta ses bras autour de mon cou, et pressa longtemps mon front de ses lèvres desséchées par une fièvre lente. « Ne parlons plus de cela, me dit-elle ensuite en se levant : ce que vous craignez tant n’arrivera pas. Vous devez être bien fatigué, couchez-vous ; j’ai encore quelques points à faire. Dormez tranquille ; je le suis, vous voyez ! »

« Elle était bien tranquille en effet ! Et moi, stupide et grossier dans ma confiance, je ne compris pas que c’était le calme de la mort qui s’étendait sur ma vie. Je m’en-