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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

moi, Louis, mon enfant, veux-tu aller le chercher, toi qui es si complaisant ?

— J’y vas tout de suite, dit le meunier qui n’avait pas bougé à l’injonction de la fermière.

Et il sortit en courant.

— Si vous le trouvez complaisant, celui-là, grommela madame Bricolin en regardant sa belle-mère avec humeur, vous n’êtes pas difficile.

— Oh ! maman, il ne faut pas dire cela, dit d’une voix douce la belle Rose Bricolin. Grand-Louis a bien bon cœur.

— Et qu’est-ce que vous voulez en faire de son bon cœur ? riposta la Bricolin avec une irritation croissante. Qu’est-ce que vous avez donc pour lui toutes les deux, depuis quelque temps ?

— Mais, maman, c’est toi qui es injuste avec lui depuis quelque temps, répondit Rose, qui ne paraissait pas craindre beaucoup sa mère, habituée qu’elle était à la protection de son aïeule. Tu le rudoies toujours, et pourtant tu sais que papa l’estime beaucoup.

— Toi, tu ferais mieux, dit la fermière, d’aller, au lieu de raisonner, préparer ta chambre, qui est la mieux arrangée de la maison, pour madame, qui aura peut-être envie de se reposer avant l’heure du dîner. Madame nous excusera si elle n’est pas très-bien logée ici. Ce n’est que l’année dernière que défunt M. de Blanchemont a consenti à faire arranger un peu le château neuf, qui était quasi aussi délabré que l’ancien, et c’est alors seulement que nous avons pu commencer à nous meubler un peu convenablement au renouvellement de notre bail. Rien n’est terminé, les papiers ne sont pas encore collés dans toutes les chambres, et nous attendons des commodes et des lits qui ne sont pas encore arrivés de Bourges. Nous en avons aussi qui ne sont pas encore déballés. Nous sommes vraiment sens dessus dessous depuis que les ouvriers ont tout bouleversé ici.

Les embarras domestiques que madame Bricolin signalait ainsi par un discours de rigueur, étaient absolument motivés comme ceux que Marcelle avait pu remarquer à l’extérieur de la maison. L’économie, jointe à l’apathie, faisait traîner les dépenses en longueur, et reculait indéfiniment le moment de jouir du luxe qu’on voulait, qu’on pouvait, et qu’on n’osait encore se permettre. La pièce triste et enfumée où l’on avait été surpris par la châtelaine était la plus laide et la plus malpropre du château neuf. C’était à la fois une cuisine, une salle à manger et un parloir. Les poules y avaient accès, à cause de la porte au rez-de-chaussée constamment ouverte, le soin de les chasser étant une des occupations incessantes de la fermière, comme si l’état de colère et les actes de rigueur perpétuelle où l’entretenaient les récidives de la volaille eussent été nécessaires à son besoin d’agir et de châtier. C’est là qu’on recevait les paysans avec lesquels on avait des relations de tous les instants ; et, comme leurs pieds crottés et le sans-gêne de leurs habitudes eussent inévitablement gâté les parquets et les meubles, on n’y faisait usage que de grossières chaises de paille et de bancs de bois posés sur les dalles nues et inutilement balayées dix fois par jour. Les mouches, qui y tenaient cour plénière, et le feu qui brûlait à toute heure et en toute saison dans la vaste cheminée ornée de crémaillères de toutes dimensions, rendaient cette pièce fort désagréable en été. Et pourtant c’est là que se tenait continuellement la famille, et lorsqu’on fit passer Marcelle dans la pièce voisine, il lui fut aisé de voir que cette espèce de salon était encore vierge, quoiqu’il fût arrangé depuis un an. Il était décoré avec le luxe grossier des chambres d’auberge. Le parquet tout neuf n’avait pas encore reçu l’encaustique et le cirage. Les rideaux d’indienne voyante étaient suspendus par leurs ornements de cuivre estampés d’un goût détestable. La garniture de la cheminée répondait à l’éclat et à la laideur de ces ornements prétendus renaissance. Un guéridon fort riche, sur lequel on devait un jour prendre le café, avait tous ses bronzes dorés encore enveloppés de papier et de ficelle. Le meuble était couvert de housses à carreaux rouges et blancs, sous lesquelles le damas de laine était destiné à s’user sans voir le jour ; et, comme on ne connaît point encore dans ces fermes la distinction du salon avec la chambre à coucher, deux lits d’acajou, non encore garnis de rideaux, étaient disposés en long, les pieds en avant vers la fenêtre, à droite et à gauche de la porte d’entrée. On se disait à l’oreille dans la famille que ce serait la chambre de noces de Rose.

Marcelle trouva cette maison si déplaisante, qu’elle résolut de n’y pas demeurer. Elle déclara qu’elle ne voulait pas causer le moindre dérangement à ses hôtes, et qu’elle chercherait dans le hameau quelque maison de paysan où elle pût prendre gîte, à moins qu’il n’y eût dans le vieux château quelque chambre habitable. Cette dernière idée parut causer quelque souci à madame Bricolin, et elle n’épargna rien pour en détourner son hôtesse.

— Il est bien vrai, dit-elle, qu’il y a toujours au vieux château ce qu’on appelle la chambre du maître. Lorsque M. le baron, votre défunt mari, nous faisait l’honneur de passer par ici, comme il nous écrivait toujours d’avance pour nous prévenir de son arrivée, nous avions soin de tout nettoyer, afin qu’il ne s’y trouvât pas trop mal. Mais ce malheureux château est si triste, si délabré… ! Les rats et les oiseaux de nuit font là dedans un vacarme si épouvantable, et, d’ailleurs, les toitures sont en si mauvais état, et les murs si branlants, qu’il n’y a vraiment pas de sûreté à y dormir. Je ne conçois pas le goût que M. le baron avait pour cette chambre. Il n’en voulait pas accepter chez nous, et on aurait dit qu’il se serait cru dégradé s’il eût passé une nuit ici ailleurs que sous le toit de son vieux château.

— J’irai voir cette chambre, dit Marcelle, et pour peu qu’on y puisse dormir à couvert, c’est tout ce qu’il me faut. En attendant, je vous supplie de ne rien déranger chez vous. Je ne veux en aucune façon vous être à charge.

Rose exprima le désir qu’elle aurait au contraire à céder son appartement à madame de Blanchemont, dans des termes si aimables et avec une physionomie si prévenante, que Marcelle lui prit doucement la main pour la remercier, mais sans changer de résolution. L’aspect du château neuf, joint à une répugnance instinctive pour madame Bricolin, lui firent refuser obstinément l’hospitalité qu’elle avait fini par accepter de grand cœur au moulin.

Elle se débattait encore contre les cérémonieuses importunités de la fermière, lorsque M. Bricolin arriva.

VIII.

LE PAYSAN PARVENU.

M. Bricolin était un homme de cinquante ans, robuste et d’une figure régulière. Mais l’embonpoint avait envahi ses membres ramassés, ainsi qu’il arrive à tous les campagnards à leur aise, qui, passant leurs journées au grand air, à cheval la plupart du temps, et menant une vie active mais non pénible, ont juste assez de fatigue pour entretenir l’exubérance de leur santé et la complaisance de leur appétit. Grâce à ce stimulant d’un air vif et d’un exercice continuel, ces hommes supportent quelque temps sans malaise des excès de table journaliers, et, quoique dans leurs occupations champêtres ils soient vêtus d’une manière peu différente des paysans, il est impossible de les confondre avec eux, même au premier coup d’œil. Tandis que le paysan est toujours maigre, bien proportionné et d’un teint basané qui a sa beauté, le bourgeois de campagne est toujours, dès l’âge de quarante ans, affligé d’un gros ventre, d’une démarche pesante et d’un coloris vineux qui vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations.

Parmi ceux qui ont fait leur fortune eux-mêmes et qui ont commencé leur vie par la sobriété forcée du paysan, on ne trouverait guère d’exception à cet épaississement de la forme et à cette altération de la peau. Car c’est une observation proverbiale que lorsque le paysan commence à se nourrir de viande et à boire du vin à discrétion, il devient incapable de travailler, et que le retour à ses premières habitudes lui serait infailliblement et prompte-