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HORACE.

race lui a semblé plus digne. Incertain et farouche, tout en m’offrant à elle avec dévouement, je ne savais pas lui dire ce qu’elle eût aimé à entendre. Le souvenir de ses malheurs m’inspirait de la pitié seulement ; elle le sentait, et elle voulait du respect. Horace a su lui exprimer de l’enthousiasme ; elle s’y est trompée, mais la faute n’en est point à elle. Maintenant, je saurais bien lui dire ce qui doit fermer ses anciennes blessures, rassurer sa conscience, et lui donner en moi la confiance qu’elle n’a pas eue. Mon austérité lui a fait peur, elle a craint mes reproches ; elle n’a eu pour moi que cette froide estime qu’inspire un homme sage et passablement humain. Elle avait besoin d’un appui, d’un sauveur, d’un initiateur à une vie nouvelle, toute d’exaltation et de charité. Je le répète, Horace, avec ses beaux yeux et ses grands mots, lui est apparu en révélateur de l’amour. Elle l’a suivi. Mea culpa ! »

Je trouvais Arsène injuste envers lui-même, à force de générosité. Il fallait bien faire, dans l’aveuglement de Marthe, la part d’une certaine faiblesse et d’une sorte de vanité qui est, chez les femmes, le résultat d’une mauvaise éducation et d’une fausse manière de voir. Chez Marthe particulièrement, c’était l’effet d’une absence totale d’instruction et de jugement dans cet ordre d’idées, si nécessaires et si négligées d’ailleurs chez les femmes de toutes les classes.

Marthe avait tout appris dans les romans. C’était mieux que rien, on peut même dire que c’était beaucoup ; car ces lectures excitantes développent au moins le sentiment poétique et ennoblissent les fautes. Mais ce n’était pas assez. Le récit émouvant des passions, le drame de la vie moderne, comme nous le concevons, n’embrasse pas les causes, et ne peint que des effets plus contagieux que profitables aux esprits sevrés de toute autre culture. J’ai toujours pensé que les bons romans étaient fort utiles, mais comme un délassement et non comme un aliment exclusif et continuel de l’esprit.

Je faisais part de cette observation au Masaccio, et il en tirait la conséquence que Marthe était d’autant plus innocente qu’elle était plus bornée à certains égards. Il se promettait de l’instruire un jour de la vraie destinée qui convient aux femmes ; et lorsqu’il me développait ses idées sur ce point, j’admirais qu’il eût su, ainsi qu’Eugénie, rejeter du saint-simonisme tout ce qui n’était pas applicable à notre époque, pour en tirer ce sentiment apostolique et vraiment divin de la réhabilitation et de l’émancipation du genre humain dans la personne femme.

J’admirais aussi la belle organisation de ce jeune homme qui, aux facultés perceptives de l’artiste, joignait d’une manière si imprévue les facultés méditatives. C’était à la fois un esprit d’analyse et de synthèse ; et quand je le regardais marcher à côté de moi, avec ses habits râpés, ses gros souliers, son air commun et ses manières peuple, je me demandais, en véritable anatomiste phrénologue que j’étais, pourquoi je voyais les livrées du luxe et les grâces de l’élégance orner autour de nous tant d’êtres disgraciés du ciel, portant au front des signes évidents de la dégradation intellectuelle, physique et morale.

XXI.

Le bon Laravinière n’était pas, à beaucoup près, un aussi grand philosophe. Sa tête était plus haute que large, c’est dire qu’il avait plus de facultés pour l’enthousiasme que pour l’examen. Il n’y avait de place dans cette cervelle ardente que pour une seule idée, et la sienne était l’idée révolutionnaire. Brave et dévoué avec passion, il se reposait du soin de l’avenir sur les nombreuses idoles dont il avait meublé son Panthéon républicain : Cavaignac, Carrel, Arago, Marrast, Trélat, Raspail, le brillant avocat Dupont, et tutti quanti, composaient le comité directeur de sa conscience sans qu’il eût beaucoup songé à se demander si ces hommes supérieurs sans doute, mais incertains et incomplets comme les idées du moment, pourraient s’accorder ensemble pour gouverner une société nouvelle. Le bouillant jeune homme voulait le renversement de la puissance bourgeoise, et son idéal était de combattre pour en hâter la chute. Tout ce qui était de l’opposition avait droit à son respect, à son amour. Son mot favori était : « Donnez-moi de l’ouvrage. »

Il se prit pour Arsène d’une vive amitié, non qu’il comprît toute la beauté de son intelligence, mais parce que sous les rapports de bravoure intrépide et de dévouement absolu où il pouvait le juger, il le trouva à la hauteur de son propre courage et de sa propre abnégation. Il s’étonna beaucoup de voir qu’il cultivait, avec une sorte de soin, une passion qui n’était pas payée de retour ; mais il céda affectueusement à ce qu’il appelait la fantaisie d’Arsène, en allant demeurer sous le même toit que la belle Marthe, et en provoquant une sorte de confiance et d’intimité de la part d’Horace. C’était un rôle assez délicat pour un homme aussi franc que lui. Pourtant il s’en tira d’une manière aussi loyale que possible, en ne témoignant point à Horace une amitié qu’il ne ressentait en aucune façon. Suivant les instructions d’Arsène, il fut obligeant, sociable et enjoué avec lui ; rien de plus. L’amour-propre confiant d’Horace fit le reste. Il s’imagina que Laravinière était attiré vers lui par son esprit et le charme qu’il exerçait sur tant d’autres. Cela eût pu être ; mais cela n’était pas. Laravinière le traitait comme un mari qu’on ne veut pas tromper, mais que l’on ménage et que l’on se concilie pour cultiver l’amitié ou l’agréable société de sa femme. Dans toutes les conditions de la vie cela se pratique en tout bien tout honneur, et non-seulement Laravinière n’avait pas de prétentions pour lui-même, mais encore il avait fait ses réserves avec Arsène, en lui déclarant que, ne voulant pas agir en traître, il ne parlerait jamais à Marthe ni contre son amant, ni en faveur d’un autre. Arsène l’entendait bien ainsi ; il lui suffisait d’avoir tous les jours des nouvelles de Marthe, et d’être averti à temps de la rupture qu’il prévoyait et qu’il attendait entre elle et Horace, pour conserver cette forte et calme espérance dont il se nourrissait.

Laravinière voyait donc Marthe tous les jours, tantôt seule, tantôt en présence d’Horace, qui ne lui faisait pas l’honneur d’être jaloux de lui ; et tous les soirs il voyait Arsène, et parlait avec lui de Marthe un quart d’heure durant, à la condition qu’ils parleraient ensuite de la république pendant une demi-heure.

Quoique Jean ne se fût pas posé en surveillant, il lui fut impossible de ne pas observer bientôt l’aigreur et le refroidissement d’Horace envers la pauvre Marthe, et il en fut choqué. Il n’avait pas plus réfléchi sur la nature et le sort de la femme qu’il ne l’avait fait sur les autres questions fondamentales de la société ; mais, chez cet homme, les instincts étaient si bons, que la réflexion n’eût rien trouvé à corriger. Il avait pour les femmes un respect généreux, comme l’ont en général les hommes braves et forts. La tyrannie, la jalousie et la violence sont toujours des marques de faiblesse. Jean n’avait jamais été aimé. Sa laideur lui inspirait une extrême réserve auprès des femmes qu’il eût trouvées dignes de son amour ; et quoique à la rudesse de son langage et de ses manières, on ne l’eût jamais soupçonné d’être timide, il l’était au point de n’oser lever les yeux sur Marthe qu’à la dérobée. Cette méfiance de lui-même était parfaitement déguisée sous un air d’insouciance, et il ne parlait jamais de l’amour sans une espèce d’emphase satirique dont il fallait rire malgré soi. Les femmes en concluaient généralement qu’il était une brute ; et cet arrêt une fois prononcé contre lui, il eût fallu au pauvre Jean un grand courage et une grande éloquence pour le faire révoquer. Il le sentait bien, et le besoin d’amour qu’il avait refoulé au fond de son cœur était trop délicat pour qu’il voulût l’exposer aux doutes moqueurs qu’eût provoqués une première explication. Faute de pouvoir abjurer un instant le rôle qu’il s’était fait, il s’était donc condamné à ne fréquenter que des femmes trop faciles pour lui inspirer un attachement sérieux, mais qu’il traitait cependant avec une douceur et des égards auxquels elles n’étaient guère habituées.