Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
HORACE.

proposa de faire un tour de promenade. Marthe accepta avec empressement, et nous étions déjà tous sur l’escalier, lorsque Louison dit qu’elle ne se sentait pas bien, et nous pria de la laisser à la maison.

— Je me coucherai de bonne heure, disait-elle, et demain je ne m’en ressentirai plus ; je connais cela, c’est ma migraine.

Elle resta donc, et, au lieu de se coucher, elle passa sur le balcon. Ce n’était pas sans dessein. Horace, qui venait pour nous voir, et à qui le portier assurait que nous étions tous sortis, leva la tête, et vit une femme sur le balcon. Comme il était un peu myope, il s’imagina que ce devait être Marthe. L’idée lui vint de se venger par quelque cruel persiflage de ce qu’il appelait une rouerie de sa part ; car il croyait que, s’entendant avec Arsène, elle avait accepté ses soins et accueilli à demi sa déclaration, pour le jouer ou mener de front deux intrigues.

Il monta l’escalier rapidement, et sonna tout essoufflé, le cœur gonflé d’un plaisir amer et cuisant ; mais lorsqu’au lieu de Marthe, la fille d’Hérodias vint lui ouvrir la porte, il recula de trois pas, et ne se gêna pas pour jurer.

Louison ne s’effaroucha pas pour si peu ; et, entrant tout de suite en matière, elle lui adressa des excuses aussi douces et aussi polies qu’elle put le faire, pour la manière dont elle s’était conduite la veille avec lui.

Horace, tout émerveillé de cette conversion, lui promit d’oublier tout ; et trouvant qu’un peu de hardiesse lui donnerait, à ses propres yeux, un air don Juan qui compléterait son rôle à l’égard de Marthe, il appliqua un gros baiser de protection familière sur la joue vermeille et rebondie de la villageoise. Malgré sa pruderie habituelle, elle ne s’en fâcha point trop, et lui parla ainsi :

« Si j’avais tant d’humeur hier soir, monsieur Horace, c’est que je me trompais. Je m’étais imaginé, voyant mon frère si épris de mademoiselle Marthe, que celle-ci consentait à l’écouter en même temps qu’elle vous écoutait, et que vous vous entendiez tous les deux pour tromper mon pauvre Arsène.

— Je vous remercie de la supposition, répondit Horace ; permettez-moi de vous en témoigner ma reconnaissance en embrassant cette autre joue qui fait des reproches à sa voisine.

— Que celui-là soit le dernier, dit Louison en se laissant donner un second baiser, non sans rougir beaucoup : nous sommes bien assez raccommodés comme cela. Je me disais donc comme ça que c’était bien vilain de la part de Marthe d’écouter deux galants ; foi d’honnête fille, je ne savais pas que mon frère ne lui avait tant seulement pas dit un mot d’amourette.

— Ah ! dit Horace d’un air indifférent, c’est singulier ! »

Et il commença cependant à écouter avec intérêt.

« Eh ! pardine, vous le savez bien, peut-être, reprit Louison. Il paraît (et c’est même bien sûr) que Marton ne veut pas qu’on lui parle de se marier. Et puis, voyez-vous, Monsieur (je peux bien vous dire ça entre nous), Marton est fière, trop fière pour une fille qui n’a ni sou ni maille ; mais ça a des idées de princesse, ça lit dans les livres, et ça voudrait filer le parfait amour avec un jeune homme bien mis et bien éduqué. Elle trouve mon pauvre frère trop commun, et d’ailleurs elle a la tête montée pour un autre que vous savez bien.

— Le diable m’emporte si je le sais, dit Horace étonné des gros yeux malins de Louison.

— Allons donc ! dit-elle en le poussant du coude d’une façon toute rustique ; vous n’êtes pas si simple, vous savez bien qu’elle est folle de vous.

— Vous ne savez ce que vous dites, Louison.

— Tiens ! tiens ! pourquoi donc qu’elle s’attife si bien depuis quelque temps ? Et à qui donc est-ce qu’elle pense, quand elle passe la moitié de la nuit à soupirer et à geindre au lieu de dormir ? Et pourquoi donc est-ce qu’elle est tombée en pâmoison hier soir après que vous êtes parti tout fâché ?

— Elle est tombée évanouie ? Quoi ! que dites-vous là, Louison ?

— Raide par terre ; et des pleurs, et des sanglots ! et la voilà maintenant qui veut s’en aller d’ici pour ne plus vous voir, parce qu’elle croit que vous ne la regarderez plus.

— Mais qui vous a donc dit tout cela, Louison ?

— Ah ! dame, Monsieur, on a des yeux et des oreilles ! Ayez-en aussi, et vous verrez bien.

— Mais votre frère et Marthe s’aimaient dès l’enfance ? ils devaient se marier ?

— Ça n’est point ; c’est une idée d’Eugénie. Elle veut les marier à présent, et Dieu sait ce qu’elle ne s’imagine point pour cela. Mais l’autre n’entend à rien, et vous n’avez qu’un mot à lui dire pour qu’elle parle clair et droit à mon frère.

— Et que ne l’a-t-elle fait plus tôt ? Elle le trompe donc ?

— Nenni, Monsieur ; mais elle a bon cœur, et craint de lui faire de la peine. D’ailleurs, comme je vous le dis, mon frère ne lui a jamais rien demandé. C’est Eugénie qui fait tout cela comme une folle qu’elle est. Le beau service à rendre à Paul que de lui faire épouser une femme qui en a un autre dans son idée ! Ça ne se peut point. »

Quand nous rentrâmes (et notre promenade fut courte, car, étant à la veille de passer mes examens, je donnais au plus une heure par jour à mes plaisirs), nous trouvâmes Horace bien différent de ce qu’il nous avait paru la veille. Il vint à notre rencontre, et serra la main de Marthe avec une ardeur étrange. Le désir, sinon l’amour, était entré dans son esprit. Jusque-là l’incertitude du succès avait contrarié son orgueil et refroidi ses poursuites. Maintenant, sûr de son triomphe, il en jouissait d’avance avec une sorte de béatitude. Sa figure avait une expression émue et pensive qui l’embellissait singulièrement. Il était pâle ; son regard humide et lent pénétrait la pauvre Marthe comme une flèche empoisonnée. Elle ne s’attendait pas à le voir ce soir-là ; elle croyait le danger passé pour un jour ; elle se sentit défaillir en lui abandonnant sa main tremblante, qu’il garda dans les siennes jusqu’à ce qu’Eugénie eût apporté la lampe.

Il s’assit en face d’elle, ne la quitta pas des yeux, et, tandis que j’écrivais dans une chambre voisine, la porte entr’ouverte, et que les femmes travaillaient autour de la table, il fit la conversation avec autant de goût et d’élégance que s’il eût été dans le salon de la vicomtesse de Chailly. Je n’avais pas le loisir de l’écouter ; seulement j’entendais sa voix montée sur son diapason le plus sonore et le plus recherché. Eugénie me dit, le soir, que jamais elle ne l’avait vu aussi aimable, aussi coquet d’esprit que de langage, aussi près du naturel et de la bonhomie qu’il le fut pendant près de deux heures.

Marthe n’osait ni parler ni respirer ; Eugénie ne se prêtait pas à soutenir la conversation, ne voulant pas faire briller son adversaire. Louison, toute radoucie, faisait seule l’office d’interlocuteur. Elle procédait toujours par questions ; et, quelque niaises et hors de sens qu’elle les fit, Horace y répondait avec le charme d’une condescendance ingénieuse, et trouvait pour elle les explications les plus enjouées, parfois même les plus poétiques, comme celles qu’on donne aux enfants quand on les aime et qu’on veut se mettre à leur portée sans cesser d’être vrai.

Quoique Eugénie mît en œuvre toutes les ressources de son esprit pour l’interrompre, l’embrouiller et même le renvoyer, elle n’y réussit pas ; et Marthe fut sous le charme, sans que rien pût l’en préserver. Penchée sur son ouvrage, le sein oppressé, l’œil voilé, elle hasardait parfois un regard timide ; et rencontrant toujours celui d’Horace, elle détournait bien vite le sien avec une confusion pleine d’effroi et de délices.

C’était, je l’ai déjà dit, la première fois que Marthe était recherchée par une intelligence. La sienne, oisive et seule, dans une secrète et continuelle exaltation, avait renoncé à cet amour de l’âme que personne n’avait su lui exprimer. Le pauvre Arsène n’avait jamais osé, jamais pu parler que d’amitié. Sa personne n’avait aucune séduction, son langage aucune poésie, ou du moins aucun