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HORACE.

M. Poisson d’être fort jaloux, et, à la moindre apparence, il s’emportait contre Marthe, et la rendait fort malheureuse. On assurait même dans le quartier qu’il l’avait souvent frappée.

En second lieu, Eugénie m’apprit que Paul Arsène, ayant un soir, contrairement à ses habitudes de sobriété, cédé à la tentation de boire un verre de bière, était entré, il y avait environ trois mois, au café Poisson ; que là, ayant reconnu dans cette belle dame vêtue de blanc et coiffée de ses beaux cheveux noirs, en châtelaine du moyen âge, la pauvre Marthe, ses premières, ses uniques amours, il avait failli se trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que le surveillant farouche était là ; mais elle avait trouvé moyen, en lui rendant la monnaie de sa pièce de cinq francs, de lui glisser un billet ainsi conçu :

« Mon pauvre Arsène, si tu ne méprises pas trop ta payse, viens causer avec elle demain. C’est le jour de garde de M. Poisson. J’ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passé. »

« Certes, continua Eugénie, Arsène fut exact au rendez-vous. Il en sortit plus amoureux que jamais. Il avait trouvé Marthe embellie par sa pâleur, et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de romans à son comptoir, et même quelquefois des livres plus sérieux, elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d’idées qu’elle n’avait pas auparavant. D’ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son repentir, son désir de quitter la position honteuse et misérable que son séducteur lui avait faite, et Arsène se figurait que les devoirs de la charité chrétienne et de l’amitié fraternelle l’enchaînaient seuls désormais à sa compatriote. Il ne cessa de rôder autour d’elle, sans toutefois éveiller les soupçons du jaloux, et il parvint à causer avec Marthe toutes les fois que M. Poisson s’absentait. Marthe était bien décidée à quitter son tyran ; mais ce n’était pas, disait-elle, pour changer de honte qu’elle voulait s’affranchir. Elle chargeait Arsène de lui trouver une condition où elle pût vivre honnêtement de son travail, soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautés, etc. ; mais toutes les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu’il aimait. Il voulait lui trouver une position à la fois honorable, aisée et libre : ce n’était pas facile. C’est alors qu’il a conçu et exécuté le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque, fût-ce la domesticité. Il s’est dit que sa tante allait bientôt mourir, qu’il ferait venir ses sœurs à Paris, qu’il les établirait comme ouvrières en chambre avec Marthe, et qu’il les soutiendrait toutes les trois tant qu’elles ne seraient pas mises dans un bon train d’affaires, sauf à ne jamais reprendre la peinture, si ses avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans l’aisance. C’est ainsi que Paul a sacrifié la passion de l’art à celle du dévouement, et son avenir à son amour.

« Ne trouvant pas d’emploi plus lucratif pour le moment que celui de garçon de café, il s’est fait garçon de café, et il a justement choisi le café de M. Poisson, où il a pu concerter l’enlèvement de Marthe, et où il compte rester encore quelque temps pour détourner les soupçons. Car la tante Henriette est morte, les sœurs d’Arsène sont en route, et je m’étais chargée de veiller à leur établissement dans une maison honnête : celle-ci est propre et bien habitée. L’appartement à côté du nôtre se compose de deux petites pièces ; il coûte cent francs de loyer. Ces demoiselles y seront fort bien. Nous leur prêterons le linge et les meubles dont elles auront besoin en attendant qu’elles aient pu se les procurer, et cela ne tardera pas ; car Paul, depuis deux mois qu’il gagne de l’argent, a déjà su acheter une espèce de mobilier assez gentil qui était là-haut dans votre grenier et à votre insu. Enfin, avant-hier soir, tandis que vous étiez auprès de votre malade, Laure, ou, pour mieux dire, Marthe, puisque c’est son véritable nom, a pris son grand courage, et au coup de minuit, pendant que M. Poisson était de garde, elle est partie avec Arsène, qui devait l’amener ici, et retourner bien vite à la maison avant que son patron fût rentré ; mais à peine avaient-ils fait trente pas, qu’ils ont cru voir de la lumière à l’entre-sol de M. Poisson, et ils ont délibéré s’ils ne rentreraient pas bien vite. Alors Marthe, prenant son parti avec désespoir, a forcé Arsène à rentrer et s’est mise à descendre à toutes jambes la rue de Tournon, comptant sur la légèreté de sa course et sur la protection du ciel pour échapper seule aux dangers de la nuit. Elle a été suivie par un homme sur les quais ; mais il s’est trouvé par bonheur que cet homme était votre camarade Laravinière, qui lui a promis le secret et qui l’a amenée jusqu’ici. Arsène est venu nous voir en courant ce matin. Le pauvre garçon était censé faire une commission à l’autre bout de Paris. Il était si baigné de sueur, si haletant, si ému, que nous avons cru qu’il s’évanouirait en haut de l’escalier. Enfin, en cinq minutes de conversation, il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite n’était qu’une fausse alerte, que M. Poisson n’était rentré qu’au jour, et qu’au milieu de son trouble et de sa fureur, il n’avait pas le moindre soupçon de la complicité d’Arsène.

— Et maintenant, dis-je à Eugénie, qu’ont-ils à craindre de M. Poisson ? Aucune poursuite légale, puisqu’il n’est pas marié avec Marthe ?

— Non, mais quelque violence dans le premier feu de la colère. Comme c’est un homme grossier, livré à toutes ses passions, incapable d’un véritable attachement, il se sera bientôt consolé avec une nouvelle maîtresse. Marthe, qui le connaît bien, dit que si l’on peut tenir sa demeure secrète pendant un mois tout au plus, il n’y aura plus rien à craindre ensuite.

— Si je comprends bien le rôle que vous m’avez réservé dans tout ceci, repris-je, c’est : primo, de vous laisser disposer de tout ce qui est à nous pour assister nos infortunées voisines ; secundo, d’avoir toujours derrière la porte une grosse canne au service des épaules de M. Poisson, en cas d’attaque. Eh bien, voici, primo, un terme de ma rente que j’ai touché hier, et dont tu feras, comme de coutume, l’emploi que tu jugeras convenable ; secundo, voilà un assez bon rotin que je vais placer en sentinelle. »

Cela fait, j’allai me jeter sur mon lit, où je tombai, à la lettre, endormi avant d’avoir pu achever de me déshabiller.

Je fus réveillé au bout de deux heures par Horace : — Que diable se passe-t-il chez toi ? me dit-il. Avant d’ouvrir, on parlemente au guichet, on chuchote derrière la porte, on cache quelqu’un dans la cuisine, ou dans le bûcher, ou dans l’armoire, je ne sais où ; et, quand je passe, on me rit au nez. Qui est-ce qu’on mystifie ? Est-ce toi ou moi ?

À mon tour, je me mis à rire. Je fis ma toilette, et j’allai prendre ma place au conseil délibératif que Marthe et Eugénie tenaient ensemble dans la cuisine. Je fus d’avis qu’il fallait se fier à Horace, ainsi qu’au petit nombre d’amis que j’avais l’habitude de recevoir. En remettant le secret de Marthe à leur honneur et à leur prudence, on avait beaucoup plus de chances de sécurité qu’en essayant de le leur cacher. Il était impossible qu’ils ne le découvrissent pas, quand même Marthe s’astreindrait à ne jamais passer de sa chambre dans la nôtre, et quand même je consignerais tous mes amis chez le portier. La consigne serait toujours violée ; et il ne fallait qu’une porte entr’ouverte, une minute durant, pour que quelqu’un de nos jeunes gens entrevit et reconnut la belle Laure. Je commençai donc le chapitre des confidences solennelles par Horace, tout en lui cachant, ainsi que je le fis, à l’égard des autres, l’intérêt qu’Arsène portait à Laure, la part qu’il avait prise à son évasion, et jusqu’à leur ancienne connaissance. Laure, désormais redevenue Marthe, fut, pour Horace et pour tous nos amis, une amie d’enfance d’Eugénie, qui se garda bien de dire qu’elle ne la connaissait que depuis deux jours. Elle seule fut censée lui avoir offert une retraite et la couvrir de sa protection. Son chaperonnage était assez respectable ; tous mes amis professaient à bon droit pour Eu-