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TEVERINO.

dans leur mérite moral. Pour un instant de faiblesse, il ne les condamnait pas à n’être pas capables d’un attachement réel et durable. Son code de vertu était moins élevé, mais plus humain, il ne mettait pas son idéal dans la force, mais au contraire, dans la tendresse et le pardon.

Ce ne fut qu’au moment de monter en voiture que Sabina s’aperçut de l’absence de Madeleine.

— La petite fille est partie pour ses montagnes à la pointe du jour, lui dit Teverino ; elle a craint que son frère ne fût inquiet d’elle, à l’heure où il rentre ordinairement, et elle a pris sa course à vol d’oiseau à travers les monts, escortée de ses bestioles, que j’ai vues de mes yeux voltiger à sa rencontre, aux portes de la ville ; car j’ai voulu l’escorter jusque-là, de peur qu’elle ne fût assailie et arrêtée par les enfants, avides de voir ce qu’ils appellent ses tours de sorcellerie.

— Le marquis est le meilleur d’entre nous, dit Léonce : tandis que nous avions oublié notre petite compagne de voyage, il se levait le premier pour protéger sa retraite.

— Vous appelez cela protéger ! dit Sabina en anglais, avec un air d’amertume.

— Ne calomniez pas Teverino, lui répondit Léonce, vous ne le connaissez pas encore.

— Ne m’avez-vous pas dit hier que vous ne le connaissiez plus ?

— Ah ! je l’ai retrouvé, et désormais, Sabina, je puis vous répondre de lui.

— Réellement ? c’est un homme d’honneur ?

— Oui, Madame, c’est un homme de cœur, quoique sa fortune ne soit pas brillante.

— Sa famille est pauvre, ou il s’est ruiné ?

— Qu’importe l’un ou l’autre ?

— Il importe beaucoup. Je respecte la pauvreté d’un gentilhomme, mais j’ai mauvaise opinion d’un noble qui a mangé son patrimoine.

— En ce cas, vous pouvez me mépriser, car je suis fort en train de manger le mien.

— Vous en avez le droit, et je sais que vous le faites d’une manière noble et libérale. Cela ne risque point de vous entraîner aux humiliations de la misère : votre talent comme artiste vous assure un brillant avenir.

— Et si j’étais un artiste capricieux, inconstant, et d’autant plus sujet aux accès de paresse et de langueur que l’idée de travailler pour de l’argent glacerait mes inspirations ? Les grands, les vrais artistes sont ainsi pourtant ; et vous-même, ne me reprochiez-vous pas hier d’être né dans un milieu où le succès est facile à établir et la lutte peu méritoire ?

— Ne me rappelez rien d’hier, Léonce, je voudrais pouvoir arracher cette page-là du livre de ma vie.

On avait franchi rapidement le plateau où la ville est située. Pour regagner la frontière, il fallait remonter au pas le colimaçon escarpé que Teverino avait descendu la veille avec tant d’audace et de sécurité. Il y en avait au moins pour une heure. Tout le monde avait mis pied à terre, excepté Sabina, qui pria Léonce de rester auprès d’elle dans le fond du wurst. Le jockey se tint à portée des chevaux, la négresse folâtrait le long des fossés, poursuivant les papillons avec une certaine grâce sauvage qui faisait ressortir la finesse et la force de ses formes voluptueuses. Le curé, qui avait décidément horreur de cette mauricaude, de ce lucifer en cotillons, comme il l’appelait, marchait devant avec Teverino. Celui-ci avait résolu de le réconcilier avec le bon ami de Madeleine, ce vagabond que le bonhomme n’avait jamais vu, mais qu’il se promettait de faire pincer par les gendarmes à la première occasion. Sans lui parler de cet inconnu, le marquis, prévoyant le moment où il lui faudrait peut-être lever le masque, se fit connaître lui-même sous ses meilleurs aspects, et s’attacha à capter la bienveillance et la confiance du bourru. Ce ne fut pas difficile, car le bourru était au fond le meilleur des hommes, quand on ne contrariait pas ses idées religieuses ni ses habitudes de bien-être.

— Écoutez, Léonce, dit Sabina, après avoir rêvé quelques instants, j’ai une confession étrange à vous faire, et si vous me jugez coupable, j’aurai à me disculper à vos dépens ; car vous êtes la cause de tout le mal que j’ai subi, et vous semblez avoir prémédité ma souffrance. Vous avez donc de si grands torts envers moi, que je me sens la force d’avouer les miens.

— Dois-je vous sauver cette honte ? répondit Léonce en lui prenant la main ; partagé entre la pitié dédaigneuse et l’intérêt fraternel. Oui, c’est le devoir d’un ami, en même temps que son droit. Vous n’avez pu voir impunément mon marquis, vous avez senti sa puissance invincible, vous avez renié toutes vos théories fanfaronnes, vous l’aimez enfin !

Une rougeur brûlante couvrit les joues de Sabina, et elle fit un geste de mépris ; mais elle dit après un effort sur elle-même : — Et si cela était, me blâmeriez-vous ? Parlez franchement, Léonce, ne m’épargnez pas.

— Je ne vous blâmerais nullement ; mais j’essaierais de vous mettre en garde contre cette naissante passion. Teverino n’en est point indigne, j’en fais le serment devant Dieu, qui sait toutes choses et les juge autrement que nous. Mais il y a, entre cet homme et vous, des obstacles que vous ne pourriez ni ne voudriez surmonter, pauvre femme ! Une vie de hasards, de revers, de bizarreries inexplicables enchaîne Teverino dans une sphère où vous ne sauriez le suivre. Un lien entre vous serait déplorable pour tous deux.

— Vous répondez à ce que je ne vous demande pas. Que m’importe l’avenir, que m’importe la destinée de cet homme ?

— Ah ! comme vous l’aimez ! s’écria Léonce avec amertume.

— Oui, je l’aime en effet beaucoup ! répondit-elle avec un rire glacé. Vous êtes fou, Léonce. Cet homme m’est complètement indifférent.

— Alors que me demandez-vous donc ? Vous jouez-vous de ma bonne foi ?

— À Dieu ne plaise ! Je vous ai demandé si cet amour vous semblerait coupable, au cas qu’il fût possible.

— Coupable, non ; car je conviens que le coupable ce serait moi.

— Et il ne m’ôterait rien de votre amitié ?

— De mon amitié, non ; mais de mon respect…

— Dites tout. Pourquoi votre respect se changerait-il en pitié ?

— Parce que vous n’auriez pas été franche avec moi dans le passé. Quoi ! tant d’orgueil, de froideur, de dédain pour les femmes faibles, de railleries pour les chutes soudaines, pour les entraînements aveugles ; et tout à coup vous vous dévoileriez comme la plus faible et la plus aveugle de toutes ? Vous vous seriez garantie pendant des années d’un amour vrai et profond, pour céder en un instant à un prestige passager ? Votre caractère perdrait dans cette épreuve toute son originalité, toute sa grandeur.

— Comme vous êtes peu d’accord avec vous-même, Léonce ! Hier vous faisiez une guerre acharnée, féroce, à cet odieux caractère ; vous le taxiez d’égoïsme et de froide barbarie. Vous étiez prêt à me haïr de ce que je n’avais jamais aimé.

— Alors vous vous êtes piquée d’honneur, et vous avez voulu faire voir de quoi vous étiez capable !

— Soyez calme et généreux : ne me supposez pas la lâcheté de m’être tracé un rôle et d’avoir tranquillement résolu de vous faire souffrir.

— Souffrir, moi ? Pourquoi aurais-je donc souffert ?

— Parce que vous m’aimiez hier, Léonce. Oui, vous me parliez d’amour en me témoignant de la haine ; vous m’imploriez en me repoussant. Je sais que vous en êtes humilié aujourd’hui ; je sais qu’aujourd’hui vous ne m’aimez plus.

— Eh bien, dit Léonce tristement, voilà ce qui s’appelle lire dans les cœurs. Mais il vous est, je suppose, aussi indifférent de me voir guéri aujourd’hui, qu’il vous l’était hier de me savoir malade ?

— Connaissez donc toute la perversité de mon instinct. Je n’étais pas plus indifférente hier que je ne le suis aujourd’hui. J’avais presque accepté votre amour hier en le