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TEVERINO.

demander la préférence sur eux. Enfin je mettais ma pauvre mère adoptive au désespoir par mon désintéressement et ma libéralité, qu’elle appelait bêtise et inconduite.

« À mesure que j’acquérais des forces, l’âge lui en ôtait, si bien qu’un jour, n’ayant plus la force de me battre, la seule consolation qu’elle eût goûtée avec moi jusqu’alors, elle me mit à la porte en me donnant sa malédiction et deux carlini.

« J’avais dix ans, j’étais beau comme Cupidon. Un peintre estimé qui m’avait remarqué dans la rue me prit chez lui pour lui servir de modèle, et fit, d’après moi, un saint Jean-Baptiste enfant, puis un Giotto, puis un Jésus enseignant dans le temple ; et, quand il eut assez de ma figure, il me renvoya avec vingt pièces d’or, en me recommandant de me vêtir un peu mieux, si je voulais me présenter quelque part pour gagner ma vie. Je sentais déjà naître en moi le goût du luxe ; néanmoins je compris que ce n’était pas le moment de me satisfaire de cette façon. Je courus chez ma mère d’adoption, je lui donnai tout ce que j’avais reçu, et, comme touchée de mon bon cœur, elle voulait me retenir chez elle ; je lui déclarai que j’avais pris goût à l’indépendance, et que je voulais être libre désormais de choisir ma profession.

« Cette profession fut bientôt trouvée, c’est-à-dire qu’il s’en offrit cent, et que je n’en pris aucune exclusivement. J’avais l’amour du changement, la passion de la liberté, une curiosité effrénée pour tout ce qui me semblait noble et beau. J’avais déjà une belle voix, ma figure et mon esprit se recommandaient d’eux-mêmes. Sûr de charmer les yeux et les oreilles, je n’avais point de souci à prendre et ne songeais qu’à cultiver mes facultés naturelles. Tour à tour modèle, batelier, jockey, enfant de chœur, figurant de théâtre, chanteur des rues, marchand de coquillages, garçon de café, cicérone… Ah ! Monsieur, ce dernier emploi fut, avec celui de modèle, celui qui profita le plus, sinon à ma bourse, du moins à mon intelligence. La conversation des artistes et l’étude journalière des chefs-d’œuvre de l’art, développèrent tellement mes idées, que bientôt je me sentis supérieur, par mes conceptions et par mes jugements, aux sculpteurs et aux peintres qui s’essayaient à reproduire ma figure, aux voyageurs de toutes les nations que j’initiais à la connaissance des merveilles de Rome. En m’apercevant de l’ignorance ou de la pauvreté d’esprit de tous ceux à qui j’avais affaire, je sentis, de plus en plus, le besoin d’être un esprit supérieur. Je n’aimais point la lecture. S’instruire dans les livres est un travail trop froid et trop long pour la rapidité de ma compréhension. Je m’appliquai donc à approcher le plus possible des hommes vraiment capables, et sacrifiant presque toujours mes intérêts à ce but, je m’instruisis de toutes choses en écoutant parler. Batelier ou jockey, j’observai et je connus les habitudes et les mœurs des gens du monde ; enfant de chœur et choriste d’opéra, je m’initiai au sentiment de la musique et à l’art du théâtre. J’ai surpris les secrets du prêtre et ceux du comédien, qui se ressemblent fort. Chanteur de carrefour, montreur de marionnettes ou marchand de brimborions, j’étudiai toutes les classes, et connus les impressions du public et leurs causes. Malin et pénétrant, audacieux et modeste, habile à persuader et dédaigneux de tromper, j’eus des amis partout et des protecteurs nulle part. Accepter la protection d’un individu, c’est se mettre dans sa dépendance ; toute espèce de joug m’est odieux. Doué d’un talent d’imitation sans exemple, certain d’amuser, d’attendrir, d’étonner ou d’intéresser quiconque je voudrais, il n’y avait pas une heure dans ma vie où je ne pusse compter sur mes ressources infinies.

« À mesure que je devenais un homme, loin de diminuer, ces ressources décuplaient. Quand vint l’âge de plaire aux femmes… j’eus bien des succès, Monsieur, et je n’en abusai point. La même royale indolence qui m’avait empêché de prodiguer les perfections de mon être dans l’emploi de marchand de poissons, et qui n’était au fond qu’un respect instinctif pour la conservation de ma puissance, m’accompagna dans mes relations avec le beau sexe. Judicieux et discret, je ne m’attachai pas longtemps au vice, je ne me dévouai point à l’égoïsme, je voulus vivre par le cœur, afin de rester complet et invincible dans ma fierté. Je fus miséricordieux sans effort ; on me trahit beaucoup, on ne me trompa guère. Je supplantai beaucoup de rivaux et ne les avilis point. Je formai beaucoup de liens et sus les rompre sans dépit et sans amertume. Tenez, Monsieur, j’ai ici le portrait d’une princesse qui m’a tant tourmenté de sa jalousie que j’ai été forcé de l’abandonner ; mais je garde son image en souvenir des plaisirs qu’elle m’a donnés ; je ne la montre à personne, et je ne vends pas les diamants, quoique je vive de pain noir et de lait de chèvre depuis huit jours.

— Mais quelle est donc la cause de votre misère présente ? demanda Léonce.

— « L’amour des voyages d’une part, et, de l’autre, l’amour, le pur amour, Signor mio ! À peine avais-je gagné quelque argent que, quittant l’emploi qui me l’avait procuré, vu que la jouissance que j’en avais retirée était épuisée pour moi, je partais, et je voyageais à travers l’Italie. J’ai parcouru toutes ses provinces, me procurant les douceurs de l’aisance quand je le pouvais, me soumettant aux privations les plus philosophiques quand ma bourse était à sec ; souvent même restant, avec une sorte de volupté, dans cet état de dénûment qui me faisait sentir le prix des biens que j’avais prodigués, et attendant avec orgueil que le désir me revint assez vif pour secouer ma délicieuse apathie. Tantôt je dédaignais de me tirer d’affaire, sentant que mes inspirations d’artiste n’étaient pas arrivées à leur apogée, et préférant jeûner que de mal déclamer ou de mal chanter. C’est là une grande jouissance, Monsieur, que de sentir son génie captivé par le respect qu’on lui porte ! D’autres fois, l’amour me dominait, et je me plaisais à prodiguer mon or à mon idole, heureux encore plus et enivré au delà de toute expression, lorsque, ruiné, je la voyais s’attacher à ma misère, et me chérir d’autant plus que je n’avais plus rien à lui donner. Oh ! oui, c’est alors que j’ai laissé passer bien des jours avant de remettre à l’épreuve de telles affections, en remontant sur la roue de fortune ; car les nobles cœurs ne s’attachent irrésistiblement qu’aux malheureux. »

— Teverino, votre langage me pénètre, dit Léonce. Si vous ne vous êtes pas vanté, vous êtes un des plus grands cœurs, joint à un des caractères les plus originaux que j’aie encore rencontrés. Quand vous avez commencé votre histoire, je pensais à ce titre d’un chapitre de Rabelais que vous connaissez sans doute, puisque vous connaissez toutes choses…

Comment Pantagruel fit la rencontre de Panurge ? dit l’Italien en riant.

— C’est cela même, reprit Léonce, et maintenant je crois pouvoir achever la phrase : Lequel il aima toute sa vie.

— On m’a souvent cité ce chapitre ; car toutes les personnes qui m’ont aimé, m’ont rencontré sous leurs pieds. Mais je me suis bientôt élevé au niveau de leurs cœurs, et même au-dessus de la tête de quelques-unes, et c’est en cela que je suis un Panurge de meilleure race que celui de Rabelais ; je n’ai ni sa lâcheté, ni son cynisme, ni sa gloutonnerie, ni sa hâblerie, ni son égoïsme ; mais j’ai de commun avec lui la finesse de l’esprit et les hasards de la fortune. Si vous m’emmenez avec vous pour quelques jours, vous verrez que, partageant les aises de votre vie, je n’en abuserai pas un seul instant. Quand j’en aurai assez (et je me dégoûterai probablement de votre société avant que vous le soyez de la mienne), vous verrez que vous aurez des regrets et que c’est vous qui me devrez de la reconnaissance.

— C’est fort possible, dit Léonce en riant, quoique je vous trouve avec Panurge une ressemblance que vous reniez : la forfanterie.

— Non pas, Monsieur ; celui-là est fanfaron, qui promet et ne tient point. Ne soyez pas piqué de ce que je vous avance, que je serai las avant vous de notre fami-