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MELCHIOR.

— Pardon, Jenny, répondit-il ; restons-en là. Il y a des souvenirs déplaisants pour moi dans cette histoire.

— C’est moi qui vous demande pardon, reprit Jenny avec douceur. J’ai peut-être réveillé quelque reproche assoupi dans votre conscience ?

— Non, sur mon honneur, Jenny. J’étais bien jeune alors, et sans expérience. Je fus trompé. C’est une histoire qui n’a que ces trois mots.

— Je voulais dire que c’était un regret, peut-être…

— Pas davantage. Comment aurais-je regretté une méchante et menteuse femme, moi qui ai quitté sans humeur les ananas de Saint-Domingue pour le poisson sec des Esquimaux ? Le monde est grand, la mer est libre, la vie est longue. Il y a de l’air pour tous les hommes, des femmes pour tous les goûts… J’ai sombré ce malheur-là dans ma mémoire, et depuis je me suis fait une morale à moi : c’est de ne jamais aimer une femme plus de quinze jours. Ensuite, je lève l’ancre, et le vent du départ souffle sur mon amour.

— Ainsi, dit Jenny, c’est par ressentiment contre les femmes que vous les vouez toutes au mépris et à l’indifférence ?

— Point, répondit le marin, je ne les juge pas. Je fais mieux, je les aime toutes, sauf pourtant les vieilles et les laides.

Jenny fut saisie d’un sentiment de dégoût, et elle se leva pour s’en aller.

Melchior reprit, sans paraître s’en apercevoir :

— Si j’ose vous dire cela, Jenny, c’est parce que vous n’êtes point une femme pour moi, et que jamais la pensée ne m’est venue…

— Je vais rejoindre mon père, qui doit être éveillé, répondit-elle.

Et Jenny alla s’enfermer dans sa cabine pour y pleurer encore.

Après quelques jours de découragement, elle revint à se dire que Melchior pouvait être capable d’aimer une femme digne de lui ; et elle se demanda humblement si elle était cette femme. Elle ignorait, l’innocente Jenny, quelle immense supériorité la distinguait de toutes celles que Melchior avait pu rencontrer.

Son cœur était si candide, si modeste, qu’il s’accusait sans cesse du peu de succès de ses tentatives. Elle se blasphémait elle-même en reprochant à la nature les formes sveltes et nobles, la beauté toute chaste, tout anglaise, que sa mère lui avait transmises.

Elle maudissait ce coloris septentrional que le soleil de l’Inde et le hâle des brises maritimes ne pouvaient ternir, cette ceinture délicate qu’une Géorgienne eût regardée avec dédain, et jusqu’à ces blanches mains qu’une Indoue eût peintes en rouge. Elle n’avait point habité la contrée où elle devait être belle, et s’imaginait ne pas l’être pour Melchior.

Elle craignait aussi de manquer d’esprit ; elle oubliait que l’habitude de lire et de méditer lui avait ouvert un cercle d’idées plus élevées que celles de cet homme nativement bon et brave, mais auquel il manquait de savoir la raison de ses qualités. Elle le voyait au travers de son ancien enthousiasme pour la chimère de l’avenir, et le plaçait bien haut pour s’épargner un mécompte.

Enfin elle se reprochait comme autant de défauts toutes les qualités que Melchior n’avait pas, ne devinant même pas que l’amour qu’elle éprouvait et celui qu’il n’éprouvait pas, faisaient d’elle une femme complète et de lui un homme incomplet.

Tandis qu’elle souffrait de l’alternative d’espoir et de découragement où la jetait chacun de ces entretiens avec Melchior, tandis qu’incertaine et déchirée elle luttait tantôt contre l’indifférence de son amant, tantôt contre son propre amour, James Lockrist, dont l’intelligence de nabab se refusait à saisir toutes les subtilités de l’amour chez une jeune fille, lui faisait subir une sorte de persécution pour qu’elle eût à se prononcer.

Son rôle à lui devenait de plus en plus difficile dans tous ces mystères de cœur, auxquels il n’entendait rien. Il avait vu d’abord cette intimité avec plaisir, mais lorsqu’au bout de trois mois il voulut en savoir le résultat, il fut étrangement surpris du ton de négligence mélancolique avec lequel Jenny lui répondit :

— Je ne sais pas.

L’équipage était alors en vue des côtes de Guinée.

Après de longues et vaines discussions, le nabab crut comprendre que Melchior était complètement dupe du puéril artifice inventé pour l’éprouver. James Lockrist n’alla point jusqu’à soupçonner que le cœur de son neveu pût être entièrement vide d’amour et d’ambition.

Mais Jenny, voyant son père déterminé à instruire Melchior de ses véritables intentions, prit un parti extrême.

Sa fierté de femme se révolta de penser qu’on offrirait sa main à un homme si peu désireux d’obtenir son cœur. Elle eût mieux aimé la mort qu’un refus de sa part ; car à toute son humiliation venaient se joindre les douleurs d’un amour malheureux.

Préférant le désespoir à la honte d’espérer peut-être en vain, elle déclara formellement à son père qu’elle estimait beaucoup Melchior, mais qu’elle ne l’aimait point assez pour en faire son époux.

Cette étrange conclusion à trois mois d’incertitude chagrina d’abord vivement le nabab ; et puis il se consola en pensant que l’héritière de plusieurs millions ne serait pas longtemps au dépourvu ; il s’applaudit même de n’avoir pas compromis la dignité de son argent en faisant d’inutiles ouvertures à son neveu, et laissa Jenny complètement maîtresse de l’avenir et du présent.

Mais malgré toutes ces volontés contradictoires, la fatalité faisait concourir toutes choses à la formation de son œuvre inévitable.

Melchior donnait aveuglément dans une ruse qu’on ne prenait presque plus la peine de lui voiler. Jamais il ne se fût avisé de deviner qu’à lui, pauvre marin sans éducation et sans fortune, on eût songé à offrir la plus riche et la plus jolie héritière des deux presqu’îles.

Ces sortes de perceptions audacieuses ne viennent qu’aux âmes douées d’assez d’amour ou de cupidité pour entreprendre de les réaliser.

Il alla même jusqu’à se persuader que Jenny était triste à cause d’un amour contrarié dans l’Inde par la volonté de son père. Il se défia tant d’elle, qu’il ne songea point à se défier de lui, et il crut que son cœur devait toujours dormir calme à l’abri de sa médiocre destinée.

Comment eût-il prévu l’avenir, lui qui ne se connaissait pas, et qui n’avait jamais été surpris par les passions ?

Alors il se fit une étrange et soudaine révolution dans ce jeune homme ; il continua de nier l’amour pour son propre compte, mais il se prit à croire ce sentiment possible chez les autres ; il se dit qu’une femme comme Jenny était digne de l’inspirer, et il s’estima beaucoup moins qu’il ne l’avait fait jusqu’alors ; car il se convainquit par la comparaison qu’il était beaucoup au-dessous d’elle.

Peut-être que la conscience de la nullité est le premier pas vers un noble essor. Les sots ne l’ont jamais.

L’ignorance peut se passer longtemps de modestie ; mais si elle vient un jour à rougir d’elle-même, elle n’est déjà plus l’ignorance.

Melchior n’eut pas plus tôt placé Jenny à son véritable point de vue par rapport à lui, qu’il devint moins indigne d’elle ; mais les émotions toutes nouvelles qui s’éveillèrent en lui dès lors troublèrent sa conscience pour des motifs dont elle seule avait le secret.

Il résolut d’éviter la présence de sa cousine ; il se croyait très-fort parce qu’il n’avait jamais fait l’expérience de sa force en de semblables combats ; mais c’était une entreprise plus difficile qu’il ne se l’était imaginé. À son insu, le mal avait envahi bien du terrain.

Un jour il fit un effort héroïque : ce fut de se vanter encore à Jenny de son mépris pour ce qu’elle appelait l’amour ; mais au moment où il énonçait ce sentiment, un sentiment si contraire se révélait hautement à son âme, qu’il s’éloigna brusquement, et se livrant à un ordre de réflexions qu’il n’avait jamais faites, il fut épou-