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INDIANA.

sous le poids de cette affreuse accusation de sécheresse et d’égoïsme, que, grâce au ciel, vous ne m’avez pas épargnée. Le succès de ma feinte a passé mon espérance ; vous m’avez prodigué une sorte de pitié insultante, comme celle qu’on accorde aux eunuques, vous m’avez refusé une âme et des sens ; vous m’avez foulé aux pieds, et je n’ai pas eu le droit de montrer même l’énergie de la colère et de la vengeance, car c’eût été me trahir et vous apprendre que j’étais un homme.



Alors Ralph s’assit aux pieds d’Indiana. (Page 77.)

« Je me plains des hommes et non pas de toi, Indiana. Toi, tu fus toujours bonne et miséricordieuse, tu me supportas sous le vil travestissement que j’avais pris pour t’approcher. Tu ne me fis jamais rougir de mon rôle, tu me tins lieu de tout, et quelquefois je pensai avec orgueil que, si tu me regardais avec bienveillance tel que je m’étais fait pour être méconnu, tu m’aimerais peut-être si tu pouvais me connaître un jour. Hélas ! quelle autre que toi ne m’eût repoussé ? quelle autre eût tendu la main à ce crétin sans intelligence et sans voix ? Excepté toi, tous se sont éloignés avec dégoût de l’égoïste ! Ah ! c’est qu’il n’y avait au monde qu’un être assez généreux pour ne pas se rebuter de cet échange sans profit ; il n’y avait qu’une âme assez large pour répandre le feu sacré qui la vivifiait jusque sur l’âme étroite et glacée du pauvre abandonné. Il fallait un cœur qui eût de trop ce que je n’avais pas assez. Il n’était sous le ciel qu’une Indiana capable d’aimer un Ralph.

« Après toi, celui qui me montra le plus d’indulgence, ce fut Delmare. Tu m’as accusé de te préférer cet homme, de sacrifier ton bien-être au mien propre en refusant d’intervenir dans vos débats domestiques. Injuste et aveugle femme ! tu n’as pas vu que je t’ai servie autant qu’il a été possible de le faire, et surtout tu n’as pas compris que je ne pouvais élever la voix en ta faveur sans me trahir Que serais-tu devenue si Delmare m’eût chassé de chez lui ? qui t’aurait protégée patiemment, en silence, mais avec la persévérante fermeté d’un amour impérissable ? Ce n’eût pas été Raymon. Et puis, je l’aimais par reconnaissance, je l’avoue, cet être rude et grossier qui pouvait m’arracher le seul bonheur qui me restât et qui ne l’a pas fait, cet homme dont le malheur était de ne pas être aimé de toi, et dont l’infortune avait des