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INDIANA.

soupçons assez absurdes des triomphateurs, elle entendit assurer autour d’elle que la royauté était tombée, que le roi était en fuite et que les ministres avaient été massacrés avec tous leurs partisans. Ces nouvelles, proclamées avec des rires, des trépignements, des cris de joie, portèrent un coup mortel à madame Delmare. Dans toute cette révolution, un seul fait l’intéressait personnellement ; dans toute la France, elle ne connaissait qu’un seul homme. Elle tomba évanouie sur le pavé, et ne recouvra la connaissance que dans un hôpital… au bout de plusieurs jours.

Sans argent, sans linge, sans effets, elle en sortit, deux mois après, faible, chancelante, épuisée par une fièvre inflammatoire cérébrale qui avait fait plusieurs fois désespérer de sa vie. Quand elle se trouva dans la rue, seule, se soutenant à peine, privée d’appui, de ressources et de forces ; quand elle fit un effort pour se rappeler sa situation, et qu’elle se vit perdue et isolée dans cette grande ville, elle éprouva un indicible sentiment de terreur et de désespoir en songeant que le sort de Raymon était décidé depuis longtemps, et qu’il n’y avait pas autour d’elle un seul être qui pût faire cesser l’affreuse incertitude où elle se trouvait. L’horreur de l’abandon pesa de toute sa puissance sur son âme brisée, et l’apathique désespoir qu’inspire la misère vint peu à peu amortir toutes ses facultés. Dans cet engourdissement moral où elle se sentait tomber, elle se traîna sur le port, et, toute tremblante de fièvre, elle s’assit sur une borne pour se réchauffer au soleil, en regardant avec une indolente fixité l’eau qui coulait à ses pieds. Elle resta là plusieurs heures, sans énergie, sans espoir, sans volonté ; puis elle se rappela enfin ses effets, son argent qu’elle avait laissés sur le brick l’Eugène, et qu’il serait possible peut-être de retrouver ; mais la nuit était venue, et elle n’osa pas s’introduire au milieu de ces matelots qui abandonnaient les travaux avec une rude gaieté, et leur demander des informations sur ce navire. Désirant, au contraire, échapper à l’attention qui commençait à se fixer sur elle, elle quitta le port et s’alla cacher dans les décombres d’une maison abattue, derrière la vaste esplanade des Quinconces. Elle y passa la nuit, blottie dans un coin, une froide nuit d’octobre, amère de pensers et pleine de frayeurs. Enfin le jour vint, la faim se fit sentir poignante et implacable. Elle se décida à demander l’aumône. Ses vêtements, quoique en assez mauvais état, annonçaient encore plus d’aisance qu’il ne convient à une mendiante ; on la regarda avec curiosité, avec méfiance, avec ironie, et on ne lui donna rien. Elle se traîna de nouveau sur le port, demanda des nouvelles du brick l’Eugène, et apprit du premier batelier qu’elle rencontra que ce bâtiment était toujours en rade de Bordeaux. Elle s’y fit conduire en canot, et trouva Random en train de déjeuner.

« Eh bien ! s’écria-t-il, ma belle passagère, vous voici déjà revenue de Paris ? Vous faites bien d’arriver, car je repars demain. Faudra-t-il vous reconduire à Bourbon ? »

Il apprit à madame Delmare qu’il l’avait fait chercher partout, afin de lui remettre ce qui lui appartenait. Mais Indiana n’avait sur elle, au moment où on l’avait portée à l’hôpital, aucun papier qui pût faire connaître son nom. Elle avait été inscrite sous la désignation d’inconnue sur les registres de l’administration et sur ceux de la police ; le capitaine n’avait donc pu trouver aucun renseignement.

Le lendemain, malgré son état de faiblesse et de fatigue, Indiana partit pour Paris. Ses inquiétudes eussent dû se calmer en voyant la tournure que les affaires politiques avaient prise ; mais l’inquiétude ne raisonne pas, et l’amour est fécond en craintes puériles.

Le soir même de son arrivée à Paris, elle courut chez Raymon ; elle interrogea le concierge avec angoisse.

« Monsieur se porte bien, répondit celui-ci ; il est au Lagny.

— Au Lagny ! Vous voulez dire à Cercy ?

— Non, Madame, au Lagny, dont il est actuellement propriétaire. »

« Bon Raymon ! pensa Indiana, il a racheté cette terre pour m’y donner un asile où la méchanceté publique ne puisse m’atteindre. Il savait bien que je viendrais !… »

Ivre de bonheur, elle courut, légère et animée d’une vie nouvelle, s’installer dans un hôtel garni ; elle donna la nuit et une partie du lendemain au repos. Il y avait si longtemps que l’infortunée n’avait dormi d’un sommeil paisible ! Ses rêves furent gracieux et décevants, et, quand elle s’éveilla, elle ne regretta point l’illusion des songes, car elle retrouva l’espérance à son chevet. Elle s’habilla avec soin ; elle savait que Raymon tenait à toutes les minuties de la toilette, et dès le soir précédent elle avait commandé une robe fraîche et jolie qu’on lui apporta à son réveil. Mais quand elle voulut se coiffer, elle chercha en vain sa longue et magnifique chevelure ; durant sa maladie elle était tombée sous les ciseaux de l’infirmière. Elle s’en aperçut alors pour la première fois, tant ses fortes préoccupations l’avaient distraite des petites choses.

Néanmoins, quand elle eut bouclé ses courts cheveux noirs sur son front blanc et mélancolique, quand elle eut enveloppé sa jolie tête sous un petit chapeau de forme anglaise, appelé alors, par allusion à l’échec porté aux fortunes, un trois pour cent, quand elle eut attaché à sa ceinture un bouquet des fleurs dont Raymon aimait le parfum, elle espéra qu’elle lui plairait encore ; car elle était redevenue pâle et frêle comme aux premiers jours où il l’avait connue, et l’effet de la maladie avait effacé ceux du soleil des tropiques.

Elle prit un remise dans l’après-midi et arriva vers neuf heures du soir à un village sur la lisière de la forêt de Fontainebleau. Là elle fit dételer, donna ordre au cocher de l’attendre jusqu’au lendemain, et prit seule, à pied, un sentier dans le bois qui la conduisit au parc de Lagny en moins d’un quart d’heure. Elle chercha à pousser la petite porte, mais elle était fermée en dedans. Indiana voulait entrer furtivement, échapper à l’œil des domestiques, surprendre Raymon. Elle longea le mur du parc. Il était vieux ; elle se rappelait qu’il s’y faisait des brèches fréquentes, et par bonheur elle en trouva une qu’elle escalada sans trop de peine.

En mettant le pied sur une terre qui appartenait à Raymon et qui allait devenir désormais son asile, son sanctuaire, sa forteresse et sa patrie, elle sentit son cœur bondir de joie. Elle franchit, légère et triomphante, les allées sinueuses qu’elle connaissait si bien. Elle gagna le jardin anglais, si sombre et si solitaire de ce côté-là. Rien n’était changé dans les plantations ; mais le pont dont elle redoutait l’aspect douloureux avait disparu, le cours même de la rivière était déplacé ; les lieux qui eussent rappelé la mort de Noun avaient seuls changé de face.

« Il a voulu m’ôter ce cruel souvenir, pensa Indiana. Il a eu tort ; j’aurais pu le supporter. N’est-ce pas pour moi qu’il avait mis ce remords dans sa vie ? Désormais nous sommes quittes, car j’ai commis un crime aussi. J’ai peut-être causé la mort de mon mari. Raymon peut m’ouvrir ses bras, nous nous tiendrons lieu l’un à l’autre d’innocence et de vertu. »

Elle traversa la rivière sur des planches qui attendaient un pont projeté, et franchit le parterre. Elle fut forcée de s’arrêter, car son cœur battait à se rompre ; elle leva les yeux vers la fenêtre de son ancienne chambre. Bonheur ! Les rideaux bleus resplendissaient de lumière, Raymon était là. Pouvait-il habiter une autre pièce ? La porte de l’escalier dérobé était ouverte.

« Il m’attend à toute heure, pensa-t-elle ; il va être heureux, mais non surpris. »

Au haut de l’escalier elle s’arrêta encore pour respirer ; elle se sentait moins de force pour la joie que pour la douleur. Elle se pencha et regarda par la serrure. Raymon était seul, il lisait. C’était bien lui, c’était Raymon plein de force et de vie ; les chagrins ne l’avaient pas vieilli, les orages politiques n’avaient pas enlevé un cheveu de sa tête ; il était là, paisible et beau, le front appuyé sur sa blanche main qui se perdait dans ses cheveux noirs.

Indiana poussa vivement la porte, qui s’ouvrit sans résistance.