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INDIANA.

nérosité de votre part à venir voir de nouveaux visages. Madame Delmare, ajouta-t-elle en attachant sur lui un regard pénétrant, était une personne remarquable, dit-on ; elle a dû laisser ici pour vous des souvenirs qui ne sont pas à notre avantage.

— C’était, répondit Raymon avec indifférence, une excellente femme, et son mari était un digne homme…

— Mais, reprit l’insouciante jeune fille, c’était, ce me semble, quelque chose de plus qu’une excellente femme. Si je me souviens bien, il y avait dans sa personne un charme qui mériterait une épithète plus vive et plus poétique. Je la vis, il y a deux ans, à un bal chez l’ambassadeur d’Espagne. Elle était ravissante, ce jour-là ; vous en souvenez-vous ? »

Raymon tressaillit au souvenir de cette soirée, où il avait parlé à Indiana pour la première fois. Il se rappela en même temps qu’il avait remarqué à ce bal la figure distinguée et les yeux spirituels de la jeune personne avec laquelle il parlait en ce moment ; mais il n’avait pas demandé alors qui elle était.

Ce ne fut qu’en sortant, et lorsqu’il félicitait M. Hubert des grâces de sa fille, qu’il apprit son nom.

« Je n’ai pas le bonheur d’être son père, répondit l’industriel ; mais je m’en suis dédommagé en l’adoptant. Vous ne savez, donc pas mon histoire ?

— Malade depuis plusieurs mois, répondit Raymon, je ne sais de vous que le bien que vous avez déjà fait dans ce pays.

— Il est des gens, répondit M. Hubert en souriant, qui me font un grand mérite de l’adoption de mademoiselle de Nangy ; mais vous, Monsieur, qui avez l’âme élevée, vous allez voir si j’ai fait autre chose que ce que la délicatesse me prescrivait. Veuf, sans enfants, je me trouvai il y a dix ans à la tête de fonds assez considérables, fruits de mon travail, que je cherchais à placer. Je trouvai à acheter en Bourgogne la terre et le château de Nangy, qui étaient des biens nationaux fort à ma convenance. J’en étais propriétaire depuis quelque temps, lorsque j’appris que l’ancien seigneur de ce domaine vivait retiré dans une chaumière avec sa petite-fille, âgée de sept ans, et que leur existence était misérable. Ce vieillard avait bien reçu des indemnités, mais il les avait consacrées à payer religieusement les dettes contractées dans l’émigration. Je voulus adoucir son sort, et lui offrir un asile chez moi ; mais il avait conservé dans son infortune tout l’orgueil de son rang. Il refusa de rentrer comme par charité dans le manoir de ses pères, et mourut peu de temps après mon arrivée, sans vouloir accepter de moi aucun service. Alors je recueillis son enfant. Déjà fière, la petite patricienne agréa mes soins malgré elle ; mais à cet âge les préjugés ont peu de racine, et les résolutions peu de durée. Elle s’accoutuma bientôt à me regarder comme son père, et je l’ai élevée comme ma propre fille. Elle m’en a bien récompensé par le bonheur qu’elle répand sur mes vieux jours. Aussi, pour me l’assurer, ce bonheur, j’ai adopté mademoiselle de Nangy, et je n’aspire maintenant qu’à lui trouver un mari digne d’elle et capable de gérer habilement les biens que je lui laisserai. »

Insensiblement, cet excellent homme, encouragé par l’intérêt que Raymon accordait à ses confidences, le mit bourgeoisement, dès la première entrevue, dans le secret de toutes ses affaires. Son auditeur attentif comprit qu’il avait là une belle et large fortune établie avec l’ordre le plus minutieux, et qui n’attendait pour paraître dans tout son lustre qu’un consommateur plus jeune et de mœurs plus élégantes que le bon Hubert. Il sentit qu’il pouvait être l’homme appelé à cette tâche agréable, et il remercia la destinée ingénieuse qui conciliait tous ses intérêts en lui offrant, à l’aide d’incidents romanesques, une femme de son rang à la tête d’une belle fortune plébéienne. C’était un coup du sort à ne pas laisser échapper, et il y mit toute son habileté. Par-dessus le marché, l’héritière était charmante ; Raymon se réconcilia un peu avec sa providence. Quant à madame Delmare, il ne voulut pas y penser. Il chassa les craintes que lui inspirait de temps en temps sa lettre ; il chercha à se persuader que la pauvre Indiana n’en saisirait pas les intentions ou n’aurait pas le courage d’y répondre ; enfin il réussit à s’abuser lui-même et à ne se pas croire coupable, car Raymon eût eu en horreur de se trouver égoïste. Il n’était pas de ces scélérats ingénus qui viennent sur la scène faire à leur propre cœur la naïve confession de leurs vices. Le vice ne se mire pas dans sa propre laideur, car il se ferait peur à lui-même, et le Yago de Shakspeare, personnage si vrai dans ses actions, est faux dans ses paroles, forcé qu’il est par nos conventions dramatiques de venir dévoiler lui-même les replis secrets de son cœur tortueux et profond. L’homme met rarement ainsi de sang-froid sa conscience sous ses pieds. Il la retourne, il la presse, il la tiraille, il la déforme ; et quand il l’a faussée, avachie et usée, il la porte avec lui comme un gouverneur indulgent et facile qui se plie à ses passions et à ses intérêts, mais qu’il feint toujours de consulter et de craindre.

Il retourna donc souvent au Lagny, et ses visites furent agréables à M. Hubert ; car, vous le savez, Raymon avait l’art de se faire aimer, et bientôt tout le désir du riche plébéien fut de l’appeler son gendre. Mais il voulait que sa fille adoptive le choisit elle-même, et que toute liberté leur fût laissée pour se connaître et se juger.

Laure de Nangy ne se pressait pas de décider le bonheur de Raymon ; elle le tenait dans un équilibre parfait entre la crainte et l’espérance. Moins généreuse que madame Delmare, mais plus adroite, froide et flatteuse, orgueilleuse et prévenante, c’était la femme qui devait subjuguer Raymon ; car elle lui était aussi supérieure en habileté qu’il l’avait été lui-même à Indiana. Elle eut bientôt compris que les convoitises de son admirateur étaient bien autant pour sa fortune que pour elle. Sa raisonnable imagination n’avait rien espéré de mieux en fait d’hommages ; elle avait trop de bon sens, trop de connaissance du monde actuel pour avoir rêvé l’amour à côté de deux millions. Calme et philosophe, elle en avait pris son parti, et ne trouvait point Raymon coupable ; elle ne le haïssait point d’être calculateur et positif comme son siècle ; seulement elle le connaissait trop pour l’aimer. Elle mettait tout son orgueil à n’être point au dessous de ce siècle froid et raisonneur ; son amour-propre eût souffert d’y porter les niaises illusions d’une pensionnaire ignorante ; elle eût rougi d’une déception comme d’une sottise ; elle faisait, en un mot, consister son héroïsme à échapper à l’amour, comme madame Delmare mettait le sien à s’y livrer.

Mademoiselle de Nangy était donc bien résolue à subir le mariage comme une nécessité sociale ; mais elle se faisait un malin plaisir d’user de cette liberté qui lui appartenait encore, et de faire sentir quelque temps son autorité à l’homme qui aspirait à la lui ôter. Point de jeunesse, point de doux rêves, point d’avenir brillant et menteur pour cette jeune fille condamnée à subir toutes les misères de la fortune. Pour elle la vie était un calcul stoïque, et le bonheur d’une illusion puérile, dont il fallait se défendre comme d’une faiblesse et d’un ridicule.

Pendant que Raymon travaillait à établir sa fortune, Indiana approchait des rives de la France. Mais quels furent sa surprise et son effroi, en débarquant, de voir le drapeau tricolore flotter sur les murs de Bordeaux ! Une violente agitation bouleversait la ville ; le préfet avait été presque massacré la veille ; le peuple se soulevait de toutes parts ; la garnison semblait s’apprêter à une lutte sanglante, et l’on ignorait encore l’issue de la révolution de Paris. « J’arrive trop tard ! » fut la pensée qui tomba sur madame Delmare comme un coup de foudre. Dans son effroi, elle laissa le peu d’argent et de hardes qu’elle possédait sur le navire, et se mit à parcourir la ville dans une sorte d’égarement. Elle chercha une diligence pour Paris, mais les voitures publiques étaient encombrées de gens qui fuyaient ou qui allaient profiter de la dépouille des vaincus. Ce ne fut que vers le soir qu’elle trouva une place. Au moment où elle montait en voiture, un piquet de garde nationale improvisée vint s’opposer au départ des voyageurs et demanda à voir leurs papiers. Indiana n’en avait point. Tandis qu’elle se débattait contre les