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MAUPRAT.

je me troublai et souffris de ma grossièreté sans pouvoir m’en rendre compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que je fis, le couteau que j’avais pris pour camarade de lit tomba aux pieds de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et me regarda ensuite avec une extrême surprise. Je devins rouge comme le feu, et balbutiai je ne sais quoi. Je m’attendais à des reproches pour cette insulte faite à son hospitalité ; mais il était trop poli pour pousser plus loin l’explication, il posa tranquillement le couteau sur la cheminée, et, revenant à moi, il me parla ainsi :

« Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie de ce que j’ai de plus cher au monde. Toute la mienne sera consacrée à vous prouver ma reconnaissance et mon estime. Ma fille aussi a contracté envers vous une dette sacrée. N’ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je sais à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous êtes exposé pour venir à nous ; mais je sais aussi à quelle affreuse existence mon amitié et mon dévouement sauront vous soustraire. Vous êtes orphelin, et je n’ai pas de fils. Voulez-vous m’accepter pour votre père ? »

Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne pouvais en croire mes oreilles. Toute impression était paralysée chez moi par la surprise et la timidité. Il me fut impossible de répondre un mot ; le chevalier éprouva lui-même un peu de surprise, il ne s’attendait pas à trouver une nature aussi brutalement inculte. « Allons, me dit-il, j’espère que vous vous accoutumerez à nous. Donnez-moi seulement une poignée de main pour me prouver que vous avez confiance en moi. Je vais vous envoyer votre domestique, commandez-lui tout ce que vous voudrez, il est à vous. J’ai seulement une promesse à exiger de vous, c’est que vous ne sortirez pas de l’enceinte du parc d’ici à ce que j’aie pris des mesures pour vous soustraire aux poursuites de la justice. On pourrait faire rejaillir sur vous les accusations qui pèsent sur la conduite de vos oncles.

— Mes oncles ? dis-je en passant mes mains sur ma tête, est-ce un mauvais rêve que j’ai fait ? Où sont-ils ? Qu’est devenue la Roche-Mauprat ?

— La Roche-Mauprat a été préservée des flammes, répondit-il. Quelques bâtiments accessoires ont été détruits ; mais je me charge de réparer votre maison et de racheter votre fief aux créanciers dont il est aujourd’hui la proie. Quant à vos oncles… vous êtes probablement le seul héritier d’un nom qu’il vous appartient de réhabiliter.

— Le seul ! m’écriai-je… Quatre Mauprat ont succombé cette nuit, mais les trois autres…

— Le cinquième, Gaucher, a péri dans sa fuite ; on l’a retrouvé ce matin noyé dans l’étang des Froids. On n’a retrouvé ni Jean ni Antoine ; mais le cheval de l’un et le manteau de l’autre, trouvés à peu de distance du lieu où gisait le cadavre de Gaucher, sont des indices sinistres de quelque événement semblable. Si l’un des Mauprat s’est échappé, c’est pour ne plus reparaître, car il n’y aurait plus d’espoir pour lui ; et puisqu’ils ont attiré sur leurs têtes ces orages inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous, qui avons le malheur de porter le même nom, qu’ils aient eu cette fin tragique les armes à la main que de subir une mort infâme au bout d’une potence. Acceptons ce que Dieu a décidé à leur égard. L’arrêt est rude. Sept hommes pleins de force et de jeunesse appelés, dans une seule nuit, à rendre un compte terrible !… Prions pour eux, Bernard, et, à force de bonnes œuvres, tâchons de réparer le mal qu’ils ont fait, et d’enlever les taches qu’ils ont imprimées à notre écusson. »

Ces dernières paroles résumaient tout le caractère du chevalier. Il était pieux, équitable, plein de charité ; mais, chez lui, comme chez la plupart des gentilshommes, les préceptes de l’humilité chrétienne venaient échouer devant l’orgueil du rang. Il eût volontiers fait asseoir un pauvre à sa table, et le vendredi-saint il lavait les pieds à douze mendiants ; mais il n’en était pas moins attaché à tous les préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins beaucoup plus coupables d’avoir dérogé à leur dignité d’homme, étant gentilshommes, que s’ils eussent été plébéiens. Dans cette hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié moins graves. J’ai partagé longtemps cette conviction ; elle était dans mon sang, si je puis m’exprimer ainsi. Je ne l’ai perdue qu’à la suite des rudes leçons de ma destinée.

Il me confirma ensuite ce que sa fille m’avait dit. Il avait désiré vivement être chargé de mon éducation dès ma naissance ; mais son frère Tristan s’y était opposé avec acharnement. Ici le front du chevalier se rembrunit. « Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de ma part a eu des suites funestes pour moi et pour vous aussi. Mais ceci doit rester enveloppé dans le mystère… mystère affreux, sang des Atrides !… » Il me prit la main, et ajouta d’un air accablé : « Bernard, nous sommes victimes tous deux d’une famille atroce. Ce n’est pas le moment de récriminer contre ceux qui paraissent à cette heure devant le redoutable tribunal de Dieu ; mais ils m’ont fait un mal irréparable, ils m’ont brisé le cœur… Celui qu’ils vous ont fait sera réparé, j’en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont privé d’éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages ; mais votre âme est restée grande et pure comme était celle de l’ange qui vous donna le jour. Vous réparerez les erreurs involontaires de votre enfance ; vous recevrez une éducation conforme à votre rang ; vous relèverez l’honneur de la famille, n’est-ce pas, vous le voulez ? Moi, je le veux, je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance, et je l’obtiendrai, car la Providence vous destinait à être mon fils. Ah ! j’avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux. Mais Dieu ne l’a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre éducation, et la sienne s’achève. Elle est d’âge à être établie, et d’ailleurs elle a fait son choix ; elle aime M. de La Marche, qu’elle est à la veille d’épouser ; elle vous l’a dit. »

Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles généreuses de ce vieillard respectable m’avaient vivement ému, et je sentais comme une nouvelle nature se réveiller en moi. Mais lorsqu’il prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se réveillèrent, et je sentis qu’aucun principe de loyauté sociale ne me ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma proie. Je pâlissais, je rougissais, je sutfoquais. Nous fûmes heureusement interrompus par l’abbé Aubert (le curé janséniste), qui venait s’informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier sut que j’étais blessé, circonstance qu’il n’avait pas eu le loisir d’apprendre dans l’agitation de tant d’événements plus graves. Il envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un instinct de reconnaissance.

Je n’avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je fus plus hardi avec l’abbé. Il m’apprit que la prolongation et l’agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude ; et le médecin, étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me dit qu’elle avait beaucoup de fièvre, et qu’il craignait pour elle une maladie grave.

Elle fut en effet assez mal pendant quelques jours pour donner de l’inquiétude. Dans les terribles émotions qu’elle avait éprouvées, elle avait déployé beaucoup d’énergie ; mais elle subit une réaction assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit ; je ne pouvais faire un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d’y rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à l’immobilité pendant quelques jours. Comme j’étais d’ailleurs en pleine santé et que je n’avais jamais été malade de ma vie, la transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa un ennui dont rien ne saurait rendre les angoisses. Il faut avoir vécu au fond des bois, dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour comprendre l’espèce d’effroi et de désespoir que j’éprouvai en me trouvant enfermé pendant plus d’une semaine