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TEVERINO.

m’ont retenu, je les ai aimés, et je n’ai pu me décider à les quitter, bien que ma conscience me fît un devoir de ne pas ajouter ma misère à la leur. Mais maintenant, quoique je me sois tenu dans les endroits les plus déserts, et que personne n’ait vu de près ma figure, on a distingué de loin la forme d’un vagabond qui s’attachait aux pas de Madeleine ; et Madeleine, compromise dans l’esprit de son curé, serait bientôt forcée de me chasser ou de fuir avec moi. C’est ce que je ne veux pas, et c’est pourquoi, lorsque vous m’avez rencontré au bord du lac, j’allais offrir mes services aux moines de ce couvent, afin de trouver chez eux un abri, non loin de mes braves amis de la montagne. C’est pourquoi aussi je vous ai amenés aujourd’hui en ce lieu, afin d’y prendre congé de vous, et de pouvoir vous y restituer vos beaux habits, sans demeurer nu comme vous m’avez trouvé.

— Vous les garderez pour sortir d’ici quand il vous plaira, dit Léonce, je l’exige, ainsi que l’or qui garnissait les poches de votre gilet. Vous ne pouvez pas refuser le moyen d’adoucir un peu la misère de Madeleine et de son frère.

— Il y avait de l’or dans mes poches ? dit Teverino avec insouciance ; je n’y avais pas fait attention. Eh bien, si vous ne le reprenez pas, je le mettrai ici dans le tronc des pauvres, et Madeleine en aura sa part ; car je n’entends rien au rôle de trésorier, et je ne veux pas qu’il soit dit que j’aie fait le marquis pendant vingt-quatre heures pour autre chose que pour mon plaisir. Milady a magnifiquement récompensé la petite pour l’amusement quelle lui a donné ; Madeleine est donc riche à cette heure, et moi, j’aurai gagné ici, dans deux mois, de quoi subvenir pendant longtemps à tous ses besoins.

— Mais dans deux mois, où iras-tu ? que feras-tu de Madeleine ?

— Je l’aime tant, et j’en suis tant aimé, que, si elle n’était pas trop jeune pour se marier, j’en ferais ma femme ; mais il faut que j’attende au moins deux ans, et, si j’avais le malheur d’en devenir trop amoureux auparavant, elle serait en grand danger. Il faut donc que je la quitte, et même avant deux mois, si mon affection paternelle vient à changer de nature.

— Étonnant jeune homme ! dit Léonce ; quoi, tant d’ardeur et de calme, tant de faiblesse et de vertu, tant d’expérience et de naïveté, une vie à la fois si orageuse et si pure, si désordonnée et si vaillamment défendue contre les passions !

— Ne me croyez pas meilleur que je ne suis, répondit Teverino. J’ai commis le mal dans ma fougueuse adolescence, et j’ai sur le cœur des égarements que je ne me pardonnerai jamais ; mais ce cœur n’a pu se pervertir entièrement, et le remords l’a purifié. J’ai fait souffrir, et ce que j’ai souffert moi-même alors, je ne saurais vous l’exprimer : j’aime le bonheur avec passion, et la vue du malheur causé par moi faillit me rendre fou. Désormais, j’aimerais mieux me tuer que de souiller les objets de mon adoration, et je n’irai pas demander le plaisir à qui possède le trésor de l’innocence.

— Mais tu oublieras cette infortunée, et quand tu la quitteras, son cœur n’en sera pas moins déchiré.

— Si je l’oublierai, je n’en sais rien, dit Teverino d’un air sérieux. Je ne le crois pas, Monsieur, je ne peux pas le croire ; et, si je le croyais, je n’aimerais pas, je ne serais pas moi-même. Il est bien vrai que j’ai brisé plus d’un lien, repris plus d’un serment ; mais je ne me nouviens pas d’avoir été infidèle le premier, car l’ai l’âme constante par nature et par besoin ; et, si je n’avais pas toujours été entraîné dans ces faciles aventures où l’on se quitte sans scrupule, j’aurais pu n’avoir qu’un seul amour en ma vie. J’ai été libertin, et pourtant Dieu m’avait fait chaste ; je me retrouve moi-même au contact d’une âme chaste, et je sens que mon idéal est là, et non ailleurs. Laissons donc le temps marcher et ma vie se dérouler devant moi. Je ne puis m’en faire le devin et le prophète, mais je sais qu’il n’est pas impossible que je sois l’époux de Madeleine, si je la trouve fidèle, quand le temps sera venu.

— Et si elle ne l’est pas ?

— Je lui pardonnerai, et je resterai son ami ; oui, son ami, comme vous ne pourriez pas être celui de lady Sabina, vous qui aimez autrement, et qui mettez l’orgueil dans l’amour.

— Nous allons donc nous quitter sans que je puisse te prouver mon estime et l’amitié vraiment irrésistible que tu m’inspires ?

— Nous nous retrouverons, n’en doutez pas. Si je suis à ce moment-là dans une bonne veine de travail et de tenue, j’irai à vous les bras ouverts : mais si je suis aussi mal vêtu que je l’étais hier au bord du lac, ne soyez pas étonné que je n’aie pas l’air de vous connaître.

— Ah ! voilà ce qui m’afflige et me blesse ! dit Léonce vivement ému, tu ne veux pas croire en moi !

— J’y crois. Mais je connais trop la réalité pour vouloir cesser de faire de ma vie un roman plus ou moins agréable et varié.

Le curé consentit à accompagner Sabina et Léonce jusqu’à la villa, afin que lord G… n’eût pas sujet de les soupçonner. Mylord s’était réveillé la veille au soir et avait pris de l’inquiétude ; mais il avait bu pour s’étourdir, et lorsque sa femme rentra, il dormait encore.


FIN DE TEVERINO.